La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation

par Yves Lacoste

Dans tout appareil d’État, l’armée est bien l’institution dont l’étude et la compréhension relèvent par excellence de l’analyse géopolitique, c’est-à-dire de la démarche qui permet de mieux comprendre les rivalités de pouvoirs sur des territoires. C’est en effet principalement par leurs armées que les États se disputent des contrées ou exercent leur domination à l’extérieur de leurs frontières. Quant à la nation, c’est une idée fondamentalement géopolitique. Cette idée se transforme en fonction des changements géopolitiques et il en est de même pour les rapports de l’armée et de la nation. Ceux-ci peuvent être tout à fait contradictoires dans les États où « l’armée a pris le pouvoir ». En Europe occidentale, du moins dans les milieux intellectuels, l’idée de la nation est en déclin, le rôle de l’armée apparaît de plus en plus inutile et l’on dénonce plus ou moins rituellement l’impérialisme américain. Cet article mène une comparaison entre deux grandes idées de la nation : d’une part, celle qui prévaut depuis le XIXe siècle aux États-Unis et qui prend une signification nouvelle depuis qu’ils sont devenus superpuissance ; d’autre part, celle qui a prévalu en France et dont l’évolution depuis le milieu du XXe siècle est dans une certaine mesure comparable à celle de plusieurs nations européennes.

Abstract : Geopolitics and Army-Nation Relations

In every nation, the army is the institution which helps better understand power rivalries over territories, with its study and comprehension linked to geopolitical analysis. Indeed, states use their army to fight for territories or reveal their domination outside their frontiers. The nation, on the other hand, is a fundamental geopolitical idea. This idea evolves according to geopolitical changes and so do the army-nation relations. They can be in complete contradiction in states where the army took power. In western Europe, or at least in intellectual circles, the idea of a nation is in decline, the role of the army appears to be evermore useless and the American imperialism is frequently denounced. This article leads a comparison between two great ideas of a Nation : on one hand, the idea prevailing since the 19th century in the United States and which is taking a new meaning since they’ve been a superpower ; on the other hand, the idea which prevailed in France with an evolution since the middle of the 20th century, in a way comparable to many European nations.

Editorial Complet

Dans tout appareil d’État, l’armée est bien l’institution dont l’analyse et la compréhension relèvent par excellence de l’analyse géopolitique, c’est-à-dire de la démarche qui permet de mieux comprendre les rivalités de pouvoirs sur des territoires. C’est en effet principalement par leurs armées que les États se disputent des contrées ou exercent leur domination à l’extérieur de leurs frontières. Quant à la nation, c’est une idée fondamentalement géopolitique puisqu’il n’est pas de nation sans territoire et, pour ce qui est des rivalités de pouvoirs, il n’est pas de nation qui, au cours de son histoire, n’ait pas eu à subir ou à combattre quelque pouvoir étranger. Pour toute nation s’est posée (ou se pose encore), à tel ou tel moment de son histoire, la question fondamentale de son indépendance et de la défense de son territoire contre des forces extérieures qui prétendent lui imposer leurs pouvoirs. Aussi pour toute nation (ou presque toute), l’armée a-t-elle une grande importance tout autant matérielle que symbolique, et ce d’autant plus que le contexte géopolitique est dangereux. Dès qu’une nation nouvelle est en mesure de proclamer son indépendance, changement géopolitique majeur s’il en est, un des premiers actes de ses dirigeants est de constituer une armée (à partir de groupes armés clandestins et parfois aussi d’une partie des forces coloniales). Le plus ou moins grand prestige d’une armée au sein de sa nation est fonction de différents types de situations géopolitiques et des souvenirs qu’ont laissé des conflits plus ou moins anciens dans lesquels ses soldats ont dû se battre

Mais les rapports d’une nation et de son armée peuvent être aussi tout à fait contradictoires. Dans la seconde moitié du xixe siècle, (tout comme dans un passé plus lointain) dans de nombreux États d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, « l’armée a pris le pouvoir » ou du moins ses chefs appuyés par une partie de la population, sous prétexte de servir les intérêts supérieurs de la nation et la défendre contre des menaces étrangères. La guerre civile au sein d’une même nation peut prendre diverses formes : soit il s’agit de l’affrontement entre l’armée et une large partie de la population (comme c’est le cas en Algérie de 1992 jusqu’à ces derniers temps), soit de la cassure de l’armée en deux parties adverses, chacune soutenue par une partie de la population. Ce fut le cas durant la guerre de Sécession aux États-Unis ou de la guerre civile espagnole 1936-1939, l’une et l’autre résultant pour une grande part de rivalités géopolitiques ; les « nationalistes » de Franco s’opposant à l’autonomie accordée à la Catalogne et au Pays basque par le gouvernement républicain.

Dans ce numéro d’Hérodote, il ne s’agit pas tant d’évaluer les inégalités de puissance entre les armées ou entre des États-nations (ce qui fait l’objet d’ouvrages spécialisés), mais bien plutôt d’examiner les rapports qui existent au sein d’un même État, entre ce que l’on peut appeler, à un certain degré d’abstraction, l’Armée et la Nation. L’une et l’autre sont en effet des ensembles complexes : les cadres de l’armée n’ont pas obligatoirement, sur les questions stratégiques ou celles « de société », le même point de vue que celui du gouvernement, ni que celui des « hommes du rang » qui doivent obéir. Les représentants de la nation et plus largement les hommes politiques ont en temps normal sur la plupart des questions, et entre autres les questions militaires, des opinions plus ou moins contradictoires qui, de surcroît, ne correspondent pas nécessairement à celles d’une notable partie des citoyens. En effet, toute nation est normalement divisée par des rivalités internes plus ou moins marquées selon les périodes (rivalités de classe, rivalités religieuses, etc.) et ce n’est que lorsque le territoire national est directement menacé que ces rivalités s’apaisent provisoirement.

La question des rapports entre l’armée et la nation ne se limite donc pas à celle du remplacement, dans un nombre croissant d’États aujourd’hui, de l’armée de conscription par l’armée de métier. Certes l’image du « soldat-citoyen » permettait de considérer l’armée comme l’expression même de la nation, à ceci près que les règles de la discipline militaire et le principe de commandement n’y permettent guère le fonctionnement de la démocratie. Les armées sont des appareils d’État assez semblables, pour ce qui est de leurs principes de fonctionnement, mais elles présentent de très grandes différences quant à leurs effectifs (qui ne sont d’ailleurs pas proportionnels au poids démographique des différents pays) et, surtout, de nos jours en matière d’armements. Moins d’une dizaine d’armées possèdent des armes nucléaires : celles-ci relèvent plutôt de la dissuasion entre puissances qui en sont pourvues, car leur emploi contre des puissances non nucléaires serait considéré comme un très dangereux précédent et un scandale international.

Pour ce qui est des armes plus ou moins « conventionnelles », les différences d’équipement des armées en matériel de guerre font de nos jours l’objet de tableaux statistiques, établis d’autant plus facilement par des organismes spécialisés que c’est un petit nombre de firmes (américaines, russes, françaises et anglaises) qui alimentent le marché mondial des armements les plus sophistiqués. Ces inventaires aisément consultables (nombre d’avions ou d’hélicoptères de tel et tel type, nombre de missiles de telle et telle portée, etc..) ne donnent cependant qu’une idée très incertaine de l’efficacité de telle armée face à celle qu’elle pourrait un jour affronter. Il en a toujours été ainsi, et ce ne sont pas toujours les armées apparemment les plus puissantes qui finalement gagnent les guerres : au Vietnam, les Américains l’ont appris à leur dépens, sur le terrain. Tout dépend, pourrait-on dire, de la situation géopolitique envisagée au plan national et international.

Dans l’analyse de tout conflit, et plus largement de toute situation géopolitique qui implique rivalités de pouvoirs entre des États, il faut essayer d’évaluer les objectifs contradictoires des dirigeants de chacun d’eux (c’est bien moins difficile dans une analyse a posteriori) leur façon de se représenter l’adversaire, mais aussi leur point de vue sur leur propre nation, sa cohésion, sa puissance relative et sur l’image positive ou négative qu’elle a de son armée.

L’idée de nation se transforme en fonction des changements géopolitiques

Pour saisir l’intérêt d’une réflexion géopolitique sur les rapports de l’armée et de la nation, dans différents États, il ne faut pas se contenter de définitions théoriques et générales de la nation, car celles-ci ne sont en fait connues que des théoriciens. Pour les citoyens, quelque soit d’ailleurs leur niveau culturel, la définition abstraite de la nation qu’ils ignorent pour la plupart d’entre eux, s’exprime sentimentalement en quelque sorte dans de grandes représentations imaginaires ou dans d’héroïques références historiques et ce sont elles qui donnent véritablement à l’idée de nation, sa cohésion (en dépit des rivalités internes) et sa force mobilisatrice dans certaines circonstances dramatiques.

Ce sont pour une grande part des intellectuels militants de telle ou telle cause nationale qui ont été à l’origine des représentations non théoriques de la nation. Leurs concitoyens (ou la majorité d’entre eux) se sont appropriés l’une d’entre elles non seulement sous l’effet des discours politiques (y compris ceux tenus à l’église ou à l’école), mais surtout parce que, à un certain moment, elle leur a paru correspondre à des caractéristiques d’évidence (géopolitiques avant la lettre) de leur nation. De ce fait, selon les pays, fort différentes sont les idées que les citoyens (ou la majorité d’entre eux) se font de leur propre nation. De surcroît, ces représentations sentimentales de la nation peuvent se transformer sous l’effet, par contre-coup, pourrait-on dire, de grands changements géopolitiques.

L’idée de la nation peut aussi évoluer sur les « temps longs », avec l’image de l’armée à laquelle elle est explicitement associée, dès lors qu’il est question d’indépendance. Selon les pays, l’idée de la nation peut, en fontion des circonstances, prendre plus ou moins de force et s’affaiblir, ou au contraire glisser à une sorte de frénésie pour se venger d’une défaite militaire imputée à la trahison (comme en Allemagne entre les deux guerres). Après un désastre extrême qui anéantit son armée et une partie de la population, l’idée de nation peut aussi disparaître, en apparence. Ce fut le cas après 1945 en Allemagne et au Japon, celui-ci ayant du renoncer à une armée de par sa constitution (mais il existe une solide force d’autodéfense).

Dans quelle mesure, le très grand changement géopolitique que fut la soudaine dislocation de l’URSS a-t-il atteint ou changé l’idée que les Russes se faisaient alors de leur nation ? Nombre d’entre eux ont pensé en 1991 que la Russie retrouvait son indépendance et qu’elle était libérée de la charge de l’empire. Toujours est-il qu’une nouvelle armée russe (on hésite à dire la nouvelle armée russe tant ses performances sont médiocres) résulte de la dislocation de la puissante Armée rouge. Elle a fait montre dans ses premiers combats sérieux d’une étonnante inefficacité en Tchétchénie, conflit géopolitique difficile, mais en vérité de petite dimension. En 1994 (après une grave bévue) et en 1999-2000, des troupes russes ont mis des semaines à prendre Grozny, une ville de moins de 300 000 habitants, pourtant soumise à d’intenses tirs d’artillerie. Le drame tchétchène qu’attisent les réseaux islamistes, avec les attentats spectaculaires qu’il entraîne en Russie et notamment à Moscou, est en train de démoraliser la population russe et aussi l’armée puisque, depuis près de cinq ans, des troupes russes (il est vrai assez hétéroclites, mal encadrées et rongées par les effets de la corruption) ne parviennent pas, en dépit des pires formes de violence, à établir leur contrôle sur le territoire tchétchène. Or celui-ci n’a qu’une centaine de kilomètres d’est en ouest et le million d’habitants que compte le peuple tchétchène ne se trouve pas pour l’essentiel dans des montagnes difficile à contrôler, mais en plaine. Non seulement, l’armée russe ne dispose plus que de crédits restreints, mais la majeure partie des jeunes s’efforce d’éviter de faire leur service militaire. Si on se remémore le prestige qu’avait l’Armée rouge, celle qui, au prix de millions de morts, avait chassé et vaincu l’envahisseur lors de la « grande guerre patriotique », on mesure à quel point peuvent avoir changé les relations entre la nation et son armée. On pourrait dire que l’une et l’autre ne sont plus fières d’elles-mêmes et qu’elles ne se font plus confiance. Certes le socialisme est révolu, mais qu’est-ce qu’un régime politique de surcroît tyrannique, en comparaison du destin d’un grand peuple et d’une armée qui ont repoussé tant d’envahisseurs. Cette crise de confiance provoquée par la profonde faillite du socialisme et la dislocation de l’empire est sans doute provisoire.

Peut-on discerner des rapports entre certaines situations géopolitiques et les signes par lesquels la population d’un État manifeste une plus ou moins grande attention à l’idée nationale et à son armée ? Certes dans des États qui se sentent menacés, ou qui entretiennent des mouvements irrédentistes, ceux-ci poussent à de multiples manifestations et discours nationalistes. C’est aussi le cas dans de nombreux pays du tiers monde, où des régimes autoritaires sinon dictatoriaux d’origine militaire justifient la durée de leurs pouvoirs par des menaces qui planeraient sur le destin de la nation. Ce sont aussi des États où les cadres de l’armée occupent des places enviées dans la hiérarchie sociale.

Par contre, dans la société israélienne qui est fort démocratique, sauf dans ses rapports avec les Palestiniens, le prestige de l’armée, Tsahal, est extrême en raison des menaces extérieures et l’idée de la nation a une importance considérable. Mais, depuis une vingtaine d’années, elle est de plus en plus fonction de considérations religieuses, ce qui n’était pas le cas des pionniers du sionisme en Palestine. Ceux-ci affirmaient en effet leurs positions laïques, alors qu’en Europe les rabbins réprouvaient la création de l’État d’Israël puisque le Messie n’était pas encore venu. Depuis la victoire inattendue de 1967 qu’elles ont considérée comme un signe divin, des organisations ultrareligieuses prônent la progressive reconquête (par l’implantation de « colonies » de peuplement) de tout le territoire historique de l’antique État d’Israël, c’est-à-dire bien au-delà des territoires occupés par Tsahal en Cisjordanie et la bande de Gaza. La signature des accords d’Oslo en 1993 reconnaissant une Autorité palestinienne a suscité une telle hostilité des organisations religieuses que le Premier ministre signataire de ces accords a été assassiné. À la radicalisation religieuse croissante de l’idée de nation israélienne répondent le recul des orientations laïques du mouvement national palestinien et la poussée des mouvements islamistes organisateurs des séries d’attentats suicides. Pour sortir de l’engrenage infernal subversion-répression, la négociation sur le statut des territoires palestiniens est bloquée par les organisations juives ultranationalistes et ultrareligieuses. La population israélienne est aujourd’hui de plus en plus divisée quant à des choix géopolitiques majeurs, bien qu’ils ne portent que sur de bien petites étendues : le maintien ou l’abandon des « colonies » implantées en territoire palestinien.

Dans les pays scandinaves, pays démocratiques s’il en est et qui n’ont aucune revendication géopolitique particulière, l’opinion exprime cependant de diverses façons son attachement à l’idée nationale et à la personne royale qui en est le symbole : une tradition chère à la plupart des citoyens norvégiens, danois ou suédois, est de hisser lors des fêtes le drapeau national devant la maison familiale, tradition que la plupart des Français jugeraient tout à fait archaïque, s’ils y prêtaient attention. En revanche, les États scandinaves comme leurs opinions publiques n’accordent guère d’intérêt à leurs armées et la Suède se fait gloire de sa tradition de neutralité.

En Europe, déclin de l’image de la nation et dénonciations plus ou moins rituelles de l’impérialisme américain

Dans les milieux intellectuels ouest-européens, on estime couramment depuis plusieurs décennies que l’idée de nation doit perdre de la prépondérance qu’elle a eue autrefois. On considère en effet, plus ou moins schématiquement, qu’elle a favorisé ou même engendré les mouvements nationalistes qui ont conduit à ces catastrophes que furent les deux guerres mondiales. Il est logique, disent certains, que les États-nations s’estompent avec le développement de la démocratie et celui des échanges économiques et culturels, par exemple dans des ensembles nouveaux telle que l’Union européenne. N’est-il souhaitable de faire le nécessaire pour que les conflits s’apaisent, que la paix s’établisse entre les peuples et que l’on utilise la masse des crédits militaires à l’amélioration des conditions d’existence ? Le rôle de l’armée semble de plus en plus inutile, sinon néfaste. Cette campagne antimilitariste d’allure généreuse conduit à dénoncer comme « nationalistes » ceux qui parlent encore de la nation et de l’armée pour faire face à des menaces géopolitiques possibles, comme s’ils étaient somme toute les agents de mouvements réactionnaires et démagogues. La nation, notion soi-disant « historiquement dépassée », ne serait bonne, à la rigueur, que pour les pays pauvres, ceux qui, faute de mieux, se disputent des territoires.

Aussi, en Europe occidentale, ne conçoit-on pas qu’aux États-Unis l’idée de nation a véritablement conservé une très grande importance pour la grande majorité de la population, et on estime le plus souvent que les nombreuses manifestations patriotiques dont rendent compte les chaînes de télévision ne sont que l’orchestration idéologique des entreprises impérialistes américaines de par le monde. Certes celles-ci sont célébrées de nos jours par des mouvements nationalistes, mais au xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, l’idée de nation était particulièrement révérée par les citoyens américains, bien que nombre d’entre eux soient des immigrants de plus ou moins fraîche date. Mais ils souhaitaient aussi que leur gouvernement ne se mêle surtout pas des affaires européennes, pour éviter de se trouver entraîné dans les conflits dont l’Europe a le secret. L’isolationnisme, terme qui ne plaît guère aux Européens, fut un des grands principes de la nation américaine, depuis ses origines et pendant près d’un siècle et demi. Les États-Unis n’entrèrent dans la Seconde Guerre mondiale en 1941 qu’après avoir été attaqué par le Japon et après qu’Hitler leur ait déclaré la guerre.

Évidemment, les choses ont changé depuis que États-Unis sont devenus une des deux superpuissances, après la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à l’image qu’on en a aujourd’hui, ce ne fut pas pour eux une affaire de tout repos : dès 1950, ils furent soudainement attaqués par les forces communistes en Corée et ils durent y mener jusqu’en 1953 de très durs combats. La dénonciation de l’impérialisme américain est en quelque sorte devenue rituelle dans les milieux intellectuels européens, qu’ils soient de gauche ou de droite. Certains mouvements, qui entretiennent paradoxalement des liens discrets avec certaines organisations aux États-Unis, ont fait de l’anti-américanisme un véritable fonds de commerce.

Aussi n’est-il pas inutile de faire preuve de prudence à l’égard des représentations géopolitiques manichéennes. Lors de la plus grave crise de la guerre froide, celle où Américains et Soviétiques se trouvèrent directement affrontés, lors de la fameuse crise des fusées implantées soudainement par les Soviétiques à Cuba en 1963, les Etats-Unis, avec John Kennedy, firent preuve d’une grande modération. Ils acceptèrent la présence au large de leurs côtes d’un État soudain allié de l’URSS et ils renonçaient de ce fait à leurs considérables intérêts dans l’île, en échange du retrait desdites fusées qui menaçaient leur sécurité.

C’est pour compenser ce spectaculaire échec à Cuba de leur stratégie de containment du communisme que le gouvernement américain, deux ans plus tard (1965), s’engagea au Vietnam coupé en deux depuis 1954 pour soutenir le Sud anticommuniste contre le Nord. Cette intervention, qui aurait du être limitée et principalement aérienne, s’avéra beaucoup plus grave en raison de la résistance coriace sur le terrain des communistes vietnamiens soutenus par l’URSS. Et pour ne pas avoir l’air de céder une fois encore, les États-Unis accrurent progressivement l’effectif de leur corps expéditionnaire qui dépassa le demi-million d’hommes en 1972. Les troupes américaines engagées dans de très durs combats sur le terrain subirent de très lourdes pertes. Devant la multiplication des protestations populaires aux États-Unis, le gouvernement américain fut obligé d’abandonner progressivement son engagement au Vietnam, mais aussi de renoncer, dès 1973, au système du recrutement de l’armée par conscription. Les troupes américaines ayant été retirées début 1973, le régime sud-vietnamien s’effondra deux ans plus tard après avoir « découvert » la profondeur d’une discrète poussée communiste, croyant que cela ferait de nouveau intervenir les États-Unis, ce qu’ils ne firent pas malgré leurs engagements. À Washington, en effet, le scandale du Wartergate battait son plein. Aussi les troupes communistes entrèrent sans difficulté à Saigon en mai 1975. Ce désastre de la stratégie américaine entretint dans les milieux dirigeants et chez les militaires ce que l’on a appelé le « syndrome vietnamien » que ne compensèrent pas les difficultés de l’Armée rouge en Afghanistan (1979-1989). L’affaire du Vietnam n’est toujours pas oubliée aux États-Unis et elle est dans tous les esprits quant à l’issue de l’actuelle guerre d’Irak.

La première guerre dont les Américains ont pu se féliciter fut celle du Golfe (1991), qui fut menée à la demande de l’ONU pour chasser les troupes irakiennes qui venaient d’annexer le Koweït. Le président Bush père se conforma strictement à ce mandat et, après une rapide offensive, il ne voulut pas pousser les forces terrestres de la coalition en territoire irakien. Cette victoire militaire ne lui permit pas toutefois d’être réélu pour un second mandat.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont évidemment persuadé l’opinion américaine du danger d’opérations terroristes ourdies obscurément depuis de lointains pays musulmans jusqu’à l’intérieur des États-Unis. La facilité avec laquelle Ben Laden et ses djihadistes furent chassés de leur repaire d’Afghanistan (novembre 2001) eut pour effet d’inciter les dirigeants américains à vouloir éliminer le risque que des terroristes puissent se doter dans un autre pays d’armes bien plus dangereuses que les avions lancés sur le World Trade Center. Comme Saddam Hussein n’avait cessé depuis 1991 de vitupérer contre les États-Unis, ce fut lui qui fut considéré par les Américains comme le principal danger potentiel, selon l’argument qu’il avait « sans doute » caché une partie des armes de destruction massive qu’il avait commencé à tirer sur Israël et dont l’ONU avait décidé la destruction. On sait évidemment qu’après la chute relativement rapide du régime de Saddam Hussein, ces armes n’ont pas été trouvées. Mensonges, illusions, précautions...

Durant les mois qui ont précédé l’intervention de l’armée américaine en Irak (mars 2003), malgré le désaccord des Nations unies et les objurgations de la France et de l’Allemagne, les médias d’outre-Atlantique ont fait grand cas de la divergence entre l’Amérique et ce qu’ils ont appelé la « vieille Europe » ; en l’occurrence il s’agissait essentiellement de la France et de l’Allemagne. Celles-ci, proclamaient les médias américains, ont non seulement renoncé à se défendre contre les menaces extérieures, mais elles dénigrent les États-Unis, tout en comptant sur leur protection, en cas de coup dur. En revanche, l’opinion européenne, pour sa part, s’est complu dans des vitupérations médiatiques faisant de l’Amérique une sorte de grand Satan planétaire.

Les choses étant aujourd’hui ce qu’elles sont, l’expédition américaine en Irak n’ayant pas tourné au désastre prévu par certains, ni au succès escompté par d’autres, George W. Bush ayant été réélu assez triomphalement, un départ prochain des troupes américaines risquant de laisser le champ libre aux subversions islamistes et le terrible attentat de Madrid le 11 avril 2004 ayant montré que l’Europe n’est pas ignorée dans leurs projets, ni à l’abri de leurs coups, il faut donc réfléchir. On sait qu’il s’agit de grands problèmes géopolitiques entre le monde « judéo-chrétien », comme disent les islamistes, et le monde musulman dont ils s’efforcent de prendre le contrôle, de gré ou de force. Les causes profondes de ce conflit, qu’elles soient économiques, sociales ou culturelles, résultent d’évolutions sur des « temps longs » et leurs solutions - à mon avis - ne peuvent être espérées qu’à long terme.

Pour faire face aux tensions géopolitiques qui ne cessent de s’aggraver entre le monde musulman et les Etats-Unis, mais aussi avec l’Europe, se posent des questions militaires et celles-ci relèvent, dans une grande mesure, des rapports entre chaque nation et son armée. Comment s’expliquer que l’idée de nation semble de nos jours en déclin dans de nombreux pays d’Europe occidentale où elle eut pourtant tellement d’importance, et que l’armée y semble désormais sans grande utilité, en dépit de la proximité de cette grande zone de conflits qu’est la Méditerranée ?

Comment mieux faire comprendre à des Européens anti-impérialistes l’évolution de la nation américaine ? Il est utile de montrer l’importance qu’ont eu les changements géopolitiques dans ses représentations sentimentales, et il ne suffit pas de dire - comme le font certains - qu’il s’agit désormais de l’hyperpuissance et qu’il est donc « normal » qu’elle soit impérialiste. Mais qu’en disent les citoyens américains, devant la liste de plus en plus longue des morts en Irak ? Annoncer, comme d’aucuns, la faillite financière prochaine de l’Amérique, du fait de son énorme déficit budgétaire ? Il n’est pas certain qu’au plan mondial cela arrange les choses.

Il paraît donc intéressant de comparer l’évolution de deux représentations sentimentales très différentes de la nation : d’une part, celle qui prévaut depuis le xixe siècle aux États-Unis et qui prend une signification nouvelle depuis qu’ils sont devenus superpuissance ; d’autre part, celle qui a prévalu en France et dont l’évolution depuis le milieu du xxe siècle est dans une certaine mesure comparable à celle de plusieurs nations européennes. Après la catastrophe qu’a connu l’Allemagne en 1945, il est encore difficile d’évoquer la façon dont les Allemands évoquent leur nation.

On notera que c’est d’abord aux États-Unis (en 1783), puis en France quelques années plus tard (disons pour faire simple 1789), qu’a été pour la première fois proclamée l’idée de nation en tant qu’idée-force nouvelle, mais dans des contextes géopolitiques très différents : dans un tout nouvel État pas encore indépendant qui se proclamera aussi d’entrée de jeu « république » et dans un vieux et puissant royaume européen où la république sera proclamée quelques années plus tard (1792). L’idée de nation se propagera ensuite : en Europe, sous l’effet de la Révolution française, et sur le continent américain à l’imitation des États-Unis, après la dislocation de l’empire colonial espagnol.

Les États-Unis, de la « terre promise » à l’hyperpuisssance inquiète

Aux États-Unis, après que les treize colonies de la côte atlantique se soient révoltées finalement avec succès contre les troupes d’une lointaine monarchie, l’idée qui a progressivement prévalu jusqu’à maintenant est celle de la « manifest destinity » de la nation américaine : cette représentation, qui est en vérité géopolitique, fait jouer à Dieu un rôle fondamental puisque, manifestement, ce ne peut être que l’effet de sa volonté si un immense et riche territoire isolé entre deux océans est resté presque vide jusqu’aux temps modernes, un « pays neuf » en attente de son destin. Au fur et à mesure de leur poussée vers l’Ouest, nombre de ceux qui se dénommeront bien vite les Américains se découvriront avec l’immensité des terres riches faciles à mettre en valeur. Alors que l’Amérique latine semblait devoir rester marquée par la vieille colonisation espagnole et les difficultés naturelles, en revanche, aux yeux des Américains, la destinée de l’Amérique du Nord, en substance les États-Unis, était assurément de devenir la nouvelle terre promise pour accueillir des millions d’hommes et de femmes qui, après avoir quitté l’Europe où dominent oppression et corruption, ont fondé un monde nouveau où règne désormais la liberté. George Washington affirme : « Chaque pas qui nous fait avancer dans la voie de l’indépendance nationale semble porter la marque de l’intervention providentielle. » Il ne s’agit pas seulement de déclaration d’hommes d’État. Au xixe siècle, Herman Melville, l’un des plus célèbres romanciers américains, écrit : « Nous, Américains, nous sommes le peuple élu, l’Israël de notre temps, nous portons l’Arche des libertés du monde. » Au lendemain de la Première Guerre mondiale, où les États-Unis s’étaient laissés entraîner en Europe, le président Wilson déclare : « L’Amérique est la seule nation idéale dans le monde [...]. L’Amérique a eu l’infini privilège de respecter sa destinée et de sauver le monde [...]. Nous sommes venus pour racheter le monde en lui donnant liberté et justice. » Cette représentation de la « destinée manifeste » prendra, au milieu du xixe siècle, une dimension géopolitique planétaire, en se combinant avec l’idée de sa mission contre le totalitarisme communiste, puis à partir du 11 septembre 2001 contre le terrorisme islamiste.

Pour ce qui est des rapports de la nation et de son armée, on a pu penser au xixe siècle - du moins dans les soixante premières années - que les problèmes militaires ne se poseraient pas trop aux États-Unis, puisque Dieu avait pourvu à leur territoire isolé entre deux océans et que le Canada, pas plus que le Mexique n’étaient de grands dangers. L’armée américaine n’avait alors pas grande fonction, hormis le refoulement ou la destruction de tribus indiennes. Mais, en 1861,la sécession des États du sud de l’Union posa brutalement les problèmes de l’armée. La majeure partie de ses forces était alors au sud, moins dans l’éventualité d’une contre-offensive mexicaine que d’une grande révolte d’esclaves, à l’instar de ce qui s’était produit à Saint-Domingue (Haïti). Les États du Nord, bien plus peuplés et disposant des industries métallurgiques pour la production d’armements, purent mettre sur pied assez rapidement une armée de plusieurs millions d’hommes. Une guerre, qui est considérée comme la première de l’ère industrielle, fit rage pendant près de cinq ans, causa la mort de 600 000 hommes et se solda au Sud par des destructions considérables.

On sait que les causes du conflit furent, d’une part, le problème de l’esclavage auquel les grands planteurs du Sud ne voulaient pas renoncer et, d’autre part, celui du protectionnisme douanier que réclamaient les industriels du Nord et que refusaient les exportateurs de coton du Sud pour profiter du libre-échange. La nation américaine juxtaposait deux sociétés très différentes, se réclamant l’une et l’autre de diverses tendances du christianisme : au Nord, une société égalitaire quant à ses principes, comme prétendait le prouver l’existence d’un grand nombre d’exploitants agricoles qui obtenaient, à bas prix sinon gratuitement, d’assez grandes étendues de terres, mais aussi une société où se développait aussi un prolétariat ouvrier formés par de pauvres immigrants récemment arrivés d’Europe et très souvent endettés (car il leur faut rembourser le prix de leur voyage transatlantique) et qui fournissaient la main d’œuvre dont les industriels ont besoin. Dans le « vieux Sud » subtropical, une société de grands planteurs prétendait trouver dans la Bible l’affirmation que les Noirs sont une race inférieure destinée à servir les Blancs et qui font travailler une main-d’œuvre d’esclaves africains (bien que la traite ait été interdite par l’Angleterre et les puissances européennes depuis plusieurs décennies).

Ces deux sociétés si différentes, celle des grands planteurs et celle des grands industriels, auraient sans doute pu continuer à coexister, l’une au Nord, l’autre au Sud de la capitale fédérale, si la poussée vers l’Ouest n’avait pas posé la question éminemment géopolitique de l’extension du système esclavagiste dans les nouveaux États de l’Union. L’expansion du régime foncier, favorable aux grandes plantations esclavagistes, aurait empêché que l’on procède dans les futurs États aux distributions plus ou moins égalitaires de terre, ce qui était un des grands facteurs d’appel des immigrants européens et ce dont profitaient indirectement les industries du Nord. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui ont fourni, bon gré, mal gré, le gros des troupes nordistes.

Si je rappelle ainsi ce qu’a été la guerre de Sécession, c’est que ce conflit démontre de façon éclatante, dans l’analyse des rapports de l’armée et de la nation, l’importance du facteur géopolitique et, en l’occurrence, il s’agit seulement de géopolitique interne, d’une rivalité de pouvoirs quant au territoire d’une même nation dont les citoyens avaient combattu ensemble pour son indépendance, une cinquantaine d’années auparavant.

Cette tragédie, qui rétablit par la force l’unité de la nation, eut cependant pour effet de discréditer les militaires, à qui l’opinion reprocha le nombre considérable des morts tombés dans de confuses batailles. Sortie discréditée pour longtemps, l’armée perdit rapidement de son importance et, malgré ses interventions (contre l’Espagne dans la guerre de Cuba en 1898 et aux Philippines), elle conserva des effectifs extrêmement réduits, en comparaison des dimensions territoriales et démographiques de l’État. Ils furent soudainement considérablement accrus en 1917 lorsque (malgré les partisans de l’isolationnisme) les États-Unis furent entraînés dans la Première Guerre mondiale par les exploits des sous-marins allemands contre les navires américains. Entre les deux guerres, les effectifs de l’armée diminuent de nouveau et les campagnes isolationnistes reprennent de plus bel - l’Amérique n’a pas à se mêler des conflits territoriaux de la vieille Europe - et, si les États-Unis entrent en guerre fin 1941, c’est (répétons-le car cela est le plus souvent ignoré) parce que Hitler leur déclare la guerre, après l’attaque japonaise sur Pearl Harbour. L’armée de terre, qui ne comptait que de 100 000 hommes en 1939, en compte plus de trois millions dès 1943, qui seront engagés d’abord en Europe pour une grande part, puis dans les îles du Pacifique. L’économie américaine se transforme en une formidable industrie d’armement.

Alors que fin 1945, la majeure partie de l’opinion américaine s’attendait à ce que, comme en 1918, les effectifs et les crédits de l’armée reviennent à leur niveau d’avant guerre, il n’en a rien été : dès 1946-1947, en raison des débuts de la confrontation avec l’Union soviétique et, surtout, à partir de 1950 à cause de la guerre de Corée, qui fut durant trois ans un très dur conflit, dont le soudain déclenchement prit de court l’armée américaine.

Celle-ci est progressivement devenue, en un demi-siècle, un formidable appareil militaire du fait de la course aux armements avec l’Armée rouge. Cette dernière ayant été désorganisée du fait de la dislocation de l’URSS, les États-Unis, dont les programmes stratégiques continuent de se développer, sont donc l’hyperpuissance.

L’image de la « destinée manifeste » de l’Amérique, de sa « mission divine », s’est transformée, depuis les attentats du 11 septembre 2001, en une mission planétaire, non plus contre un grand État dont on peut viser et frapper le territoire, mais contre des réseaux terroristes difficilement saisissables, ceux de la guerre sainte pour l’islam, du djihad islamiste. En allant porter la guerre en Irak, l’armée américaine, qui ne peut désormais compter que sur des effectifs relativement restreints (130 000 hommes, soit quatre fois moins qu’au Vietnam), est engagée dans un conflit beaucoup plus complexe qu’en Indochine, non seulement en raison des rivalités nationales et religieuses au sein de la population irakienne, mais aussi de l’intervention de réseaux terroristes extérieurs à l’Irak. Les élections pour une assemblée constituante viennent de s’y dérouler, moins mal que le craignaient les dirigeants américains. Mais si l’opinion américaine s’impatiente, c’est peut-être une occasion pour eux de se dégager en bon ordre du guêpier irakien. Celui-ci pourra ensuite largement se développer au Moyen-Orient et vers la Méditerranée et ce serait alors aux Européens d’y faire face.

La France : de la « patrie en danger » à des « eurocorps » pour des « opérations extérieures » ?

À la différence de la plupart des nations qui ont pris conscience d’elle même en menant d’abord la lutte pour leur indépendance contre une puissance étrangère, l’apparition de l’idée de la nation dans le puissant royaume de France durant la seconde moitié du xviiie siècle vient d’un problème financier interne : comme en France, l’aristocratie ne payait pas l’impôt (ce qui n’est pas le cas en Angleterre) et que le pouvoir royal, pour faire face à ses besoins et à ses créanciers, vendait des titres de noblesse à ceux qui s’étaient enrichis, le peuple - les moins riches - ne pouvant supporter à lui seul toute la charge fiscale, ce système conduisit finalement à une impasse et à la banqueroute. Pour en sortir, il fallait établir l’égalité fiscale entre tous les habitants du royaume, d’où l’idée de nation qui n’impliquait pas, en ses débuts, l’abolition du pouvoir royal mais l’abolition des privilèges (1789).

De tels changements ne se produisent pas sans lutte et les différents protagonistes ont joué la crise, soit qu’ils cherchent des soutiens de monarchies à l’extérieur, soit qu’ils veuillent démasquer leurs rivaux, en déclarant la guerre en 1792 au roi de Prusse et à l’empereur d’Autriche. En dépit de sa puissance, l’armée française, désorganisée par l’exil de ses cadres, les aristocrates, subit une série de défaites. Le territoire est envahi et c’est alors que le problème de la nation devient celui de l’indépendance.

Pour faire face à l’invasion, un mot d’ordre est lancé pour rassembler des volontaires : la « patrie en danger ». L’efficacité militaire du pouvoir révolutionnaire et le grand nombre de soldats qu’il put mobiliser - ce qui traduit alors le poids démographique de la France en Europe - vont retourner la situation. L’idée de la nation est alors transformée et militarisée dans une vision messianique de la Révolution et de la République qui sont sensées apporter la liberté et l’égalité à tous les peuples européens. L’enjeu des guerres menées par les « soldats-citoyens », des armées de la Révolution puis par celles de l’Empire, devient la conquête de territoires à exploiter sous prétexte de les « libérer de la tyrannie ». Malgré l’énorme coût humain de l’aventure impériale, pour les Français, l’image de Napoléon restera très forte et en vérité elle a été longtemps associée à l’idée de la France et de la République.

Tout au long du xixe siècle et dans les premières décennies du xxe siècle, l’idée de la nation est très étroitement liée à celle de l’armée, pour assurer la défense des frontières de l’Est. La confrontation avec l’Allemagne est d’ailleurs un phénomène relativement nouveau, dans la mesure où celle-ci a enfin fait son unité géopolitique sous l’égide de la Prusse, en profitant de la défaite française de 1871. L’enjeu de la rivalité porte sur la question de l’Alsace-Lorraine, question géopolitique difficile en vérité car la population rurale y était majoritairement germanophone alors que la bourgeoisie francophone qui avait participé fort activement à la révolution de 1789, était très attachée à la France.

À la fin du xixe siècle, l’originalité de l’évolution démographique de la France qui se traduit par la réduction de sa natalité en comparaison de celle des États voisins, notamment de l’Allemagne, a d’importantes conséquences militaires. Cette réduction relative du nombre des conscrits, combinée au choc provoqué par la défaite de 1870, eut pour conséquence d’obliger à poser en termes nouveaux les problèmes géopolitiques de la nation pour les questions d’immigration et de nationalité. La nécessité de pouvoir disposer, en cas de guerre, d’un effectif de jeunes hommes point trop inférieur en nombre à celui du Reich entraîna la promulgation, en 1891, à la demande de l’état-major, de la loi de naturalisation quasi automatique des enfants d’immigrés pour que les garçons soient obligés de faire le service militaire.

La Première Guerre mondiale est évidemment l’épreuve terrible dans laquelle l’armée et la nation sont étroitement soudées, depuis les intellectuels jusqu’aux paysans. Mais, après le conflit, lorsque l’on mesure, sur les dizaines de milliers de monuments aux morts, l’hécatombe qu’il a provoqué, les mouvements pacifistes et antimilitaristes commencent à se faire entendre parmi les intellectuels et dans la classe ouvrière, car c’est l’époque où le Parti communiste dénonce l’idée de nation comme un subterfuge du capitalisme, pour faire se battre entre eux les « travailleurs de tous pays ». Mais le développement des mouvements antifascistes incitera ensuite les communistes à ne plus refuser la nation.

Il est une question qui, encore de nos jours, n’est guère posée en France, à propos de l’évolution des rapports de l’armée et de la nation, c’est celle des conséquences du désastre de 1940. On ne se demande d’ailleurs pas toujours quelles en furent les causes géopolitiques majeures. Il faut bien sûr évoquer le coup de tonnerre que fut l’annonce du pacte germano-soviétique d’août 1939, pacte stupéfiant entre deux puissances qui s’étaient proclamées jusqu’alors absolument adverses. Ce pacte, qui surprit les diplomaties française et anglaise, fut suivi de ce que l’on a appelé la « drôle de guerre », c’est-à-dire la période qui va de septembre 1939 à mai 1940 et où il ne se passe rien sur le front entre les armées franco-britanniques et l’armée allemande (laquelle a pu ainsi envahir facilement la Pologne pour se la partager avec l’URSS). « Drôle de guerre » qui aurait dû, sans doute selon les vœux des dirigeants français et anglais, se solder finalement par une armistice avec l’Allemagne (et une réconciliation contre l’URSS ?). « Drôle de guerre » qui sera brusquement rompue par l’offensive-éclair des divisions blindées allemandes sur une armée française assoupie et qui, par une erreur stratégique de l’état-major, tente une contre-offensive maladroite qui la fera tomber dans le piège de Dunkerque en 1945. Grâce à De Gaulle, qui s’appuie sur la Résistance, la France est dans le camp des vainqueurs, mais ce n’est plus une grande puissance.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’effondrement du nationalisme allemand, dans le désastre moral où l’ont conduit le nazisme et l’extermination des Juifs, fait disparaître (pour combien de temps ?) la question d’Alsace-Lorraine, mais le partage de l’Europe en deux et la confrontation du « monde libre » avec l’Union soviétique placent la France dans une rivalité géopolitique d’envergure continentale, sinon mondiale. À la différence de l’Allemagne, qui est en première ligne et qui est de surcroît coupée en deux, la France est en seconde ligne, ce qui explique pour une part la décision du général De Gaulle en 1966 de se retirer de l’OTAN (tout en restant dans l’Alliance atlantique) pour ne pas être subordonné aux États-Unis, et pour doter l’armée française d’une « force de frappe » nucléaire indépendante.

Mais ce n’est pas cela qui va déterminer en France l’évolution de l’idée de la nation et l’image qu’elle se fait de l’armée. C’est un grave et difficile problème géopolitique qui s’est d’abord posé pour les Français en termes de géopolitique interne : ce que l’on a appelé la guerre d’Algérie 1954-1962. Celle-ci fut perçue, par les cadres de l’armée (de retour d’Indochine) et une grande partie du personnel politique de droite ou de gauche, et bien sûr par la majorité des « pieds-noirs » en Algérie, comme la défense de ce qui était officiellement une très vaste partie du territoire national, contre la subversion de ce que l’on appelait alors en France le « panarabisme ». En effet, les fondateurs de la IIIe République avaient décidé, en 1870, que l’Algérie (dont Napoléon III voulait faire un « royaume arabe ») serait désormais partie intégrante du territoire de la République, « trois départements français », dont les autochtones musulmans (soit les 90 % de la population) ne seront pas citoyen français... durant soixante-quinze ans (les juifs seront toutefois promus citoyens français). Ils n’auront un droit de vote qu’en 1947 (mais avec le droit d’élire pour une assemblée « algérienne » soi-disant « autonome » autant de députés que les Européens pourtant dix fois moins nombreux). Les nationalistes algériens n’arriveront à rallier de gré ou de force à leur projet d’indépendance une notable partie de la population qu’après qu’elle eut subi la dureté des répressions. La longueur de ce conflit intérieur (il durera près de sept ans), les contradictions qu’il entraîna au point de prendre en Algérie les formes d’une guerre civile et d’un putsch militaire, le naufrage de la IVe République firent que le général De Gaulle comme la majorité de l’opinion française en vinrent finalement à penser, compte tenu de l’évolution mondiale, qu’il ne s’agissait pas de la défense de la France, mais d’une guerre coloniale vouée à l’échec et à laquelle il importait au plus vite de mettre un terme. Le million de « pieds-noirs » champions de l’« Algérie française » furent contraints de venir en France où ils ne furent pas en mesure de constituer un parti des réfugiés.

Ce drame géopolitique a laissé de lourdes conséquences : il marque une rupture entre les cadres de l’armée et la majorité de la nation qui a suivi massivement par référendum la décision du général De Gaulle de reconnaître l’indépendance de l’Algérie. Celle-ci sera suivie par une immigration massive d’Algériens (Kabyles notamment), puis par d’autres Maghrébins qui, accueillis tout d’abord sans problème (car on a alors besoin de main-d’œuvre), poseront vingt ans plus tard des problèmes d’« intégration » avec leurs enfants français, puisqu’ils sont nés en France. Ceci favorisera le développement d’un mouvement nationaliste d’extrême droite qui dénoncera l’« invasion de la France par les étrangers », ce qui serait de surcroît la cause majeure du chômage. De ce fait, une large partie de l’opinion de gauche, et notamment les jeunes, en vient à considérer l’idée de nation comme l’expression de nostalgies réactionnaires nationalistes.

À ces causes du déclin (actuel et sans doute provisoire) de l’idée de nation, qui sont propres à la France, s’ajoutent, comme dans les autres pays d’Europe occidentale, celles qui résultent de la réussite de l’idée européenne, du moins pour ce qui est des échanges ainsi que l’oubli, dans le cadre de l’Union européenne, des rivalités d’antan entre puissances voisines. Depuis la fin de la guerre froide, les armées européennes, et notamment l’armée française devenue armée professionnelle, participent de façon nouvelle et par petites unités aux opérations de l’OTAN. Il ne s’agit plus de veiller devant le « rideau de fer », mais d’intervenir sur des théâtres d’opération plus ou moins lointains, pour y rétablir l’ordre dans un but « humanitaire » : ce fut d’abord le cas en Yougoslavie (Bosnie et Kosovo) et jusqu’en Afghanistan ; peut-être un jour en Irak ? Ces « opérations extérieures » (OPEX) sont l’occasion de constituer des « eurocorps » qui rassemblent des militaires de diverses nationalités et leur donnent l’occasion d’agir ensemble sur le terrain. L’opinion ne se soucie guère de ces opérations d’entraînement de militaires professionnels, mais celles-ci seront peut-être un jour fort utiles pour la protection rapprochée ou à distance de la nation.

Donner à croire que, selon une tendance générale, dans les États démocratiques, les armées ne servent désormais à rien (sinon à la destruction) et que l’idée de nation serait désormais désuète et à terme caduque, est une thèse qui fait en vérité le jeu de l’impérialisme américain. Il est ainsi le seul dans le monde occidental à pouvoir s’appuyer sur un fort sentiment national et à disposer d’une puissante armée. Le Royaume-Uni, qui veut « coller » à la politique extérieure des États-Unis, veille à donner à son armée l’entraînement solide pour des opérations extérieures conjointes comme en Irak avec celles de l’armée américaine. Prétendre comme le font certains qu’il s’agirait d’une évolution générale propre à tous les pays riches et à toutes les nations démocratiques est une thèse qui est infirmée par la persistance et la force du sentiment national aux États-Unis (bien avant l’attaque du 11 septembre 2001), y compris parmi les immigrés de fraîche date qui y participent pour mieux s’intégrer.

L’idée de la nation en Europe occidentale, et notamment en France, va sans doute connaître de nouveaux développements dans le cadre de l’Union européenne, ne serait-ce qu’en raison de son extension démesurée et des divisions qui n’ont pas manqué d’y apparaître. Les rivalités d’intérêt et la gestion en anglais des affaires « européennes » ne peuvent que favoriser, dans chacun des pays, une reprise de conscience de l’idée nationale. De surcroît, en France mais aussi en Espagne ou en Italie, le développement de mouvements régionalistes, autonomistes ou indépendantistes dans les régions périphériques pose des problèmes géopolitiques d’un type nouveau dans la mesure où ces « nationalismes régionaux », sous prétexte de défendre leur langue régionale, prétendent exclure les Français qui ne la parlent pas. Ces exactions commencent à susciter le réveil du sentiment de cohésion nationale et le développement de la gendarmerie en est un des symtômes.

La fin de la guerre froide et la formation de l’Union européenne auraient pu ouvrir en Europe une ère d’apaisement des grandes tensions géopolitiques.

Mais, au sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient, se développent des mouvements révolutionnaires islamistes qui prétendent imposer de gré ou de force leur autorité et leur visées géopolitiques à l’ensemble des musulmans, en tirant prétexte du conflit israélo-palestinien, et plus encore depuis l’intervention américaine en Irak. Il en résulte que l’Europe occidentale et tout particulièrement la France se trouvent désormais confrontées à des risques graves. Les problèmes de défense se posent en termes absolument nouveaux dans la mesure où il s’agit de combattre des réseaux terroristes qui s’infiltrent insidieusement parmi les populations musulmanes immigrées pour compromettre leur intégration dans le pays où elles vivent désormais. L’évolution de la situation au Moyen-Orient et celle de l’opinion américaine peuvent conduire les Européens à devoir s’impliquer davantage dans le guêpier irakien ou même dans le cas d’un repli américain (comme ce fut le cas au Vietnam) à devoir faire face seuls à une puissance islamiste qui aurait pris le contrôle du Moyen-Orient et de la façade sud de la Méditerranée. La France serait alors une des plus exposée et il n’est pas certain qu’elle puisse alors compter sur la cohésion d’une future défense européenne.


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