Le Conseil de l’Europe et ses limites. L’organisation paneuropéenne en pleine crise identitaire

par Thibault Courcelle

Une approche géopolitique du Conseil de l’Europe suite à l’élargissement de l’Union européenne passant de 15 à 25 membres le 1er mai 2004, soit plus de la moitié des 46 États membres du Conseil de l’Europe, s’avère des plus pertinentes pour mesurer les rivalités de pouvoirs entre deux organisations soucieuses d’élargir ses prérogatives pour l’une (l’UE) et de conserver les siennes pour l’autre (le Conseil de l’Europe). Si la fin de la guerre froide a permis une course à l’élargissement avec l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale, bouleversant considérablement les limites géographiques du Conseil de l’Europe et de l’UE, elle n’a pas mis fin à la rivalité entre les deux organisations dans laquelle le Conseil de l’Europe semble avoir atteint ses limites politiques.

Abstract : The Council of Europe and its limits. A Paneuropean organization with an identity crisis

On May 1st 2004, the European Union (EU) went from 15 to 25 members, which represents more than half of the 46 member-states of the Council of Europe. A geopolitical approach of the Council seems to be the most relevant to measure power rivalries between the two organizations : enlarging its prerogatives preoccupies the EU and conserving its privileges concerns the Council of Europe. The end of the Cold War made possible a rush for a larger territory with the adherence of countries from Central and Eastern Europe, considerably changing the geographical limits of the Council of Europe and EU, but it did not end the rivalry between the two organizations, a rivalry in which the Council of Europe seems to have reached its political limits.

Article complet

  « M. le Président, l’Europe change et s’il est une instance qui a conscience de ce changement, c’est très certainement le Conseil de l’Europe ici à Strasbourg. En l’espace de quinze années seulement, le nombre de membres aura doublé passant de 23 en 1989 à 46 d’ici la fin de 2004. »

Allocution de M. Terry Davis, secrétaire général du Conseil de l’Europe, s’adressant au président du comité des ministres du Conseil de l’Europe lors d’un séminaire à Oslo le 6 septembre 2004 sous présidence norvégienne.

Le Conseil de l’Europe, qui revendique aujourd’hui non sans fierté ses 800 millions d’« Européens », comprend nombre de pays qui n’ont pas toujours été définis - et pour certains qui ne le sont pas encore - comme faisant pleinement partie de l’Europe. Toutes les démocraties populaires, États satellites de l’URSS jusqu’en 1991, coupées pendant plus de quarante ans de ce qu’on appelait alors communément l’Europe, c’est-à-dire les pays de l’Europe occidentale, voire exclusivement les pays de la Communauté économique européenne, ont aujourd’hui rejoint le Conseil de l’Europe. Il semblerait que la phrase historique prononcée par François Mitterrand après la chute du mur de Berlin, « comme un fleuve rentre dans son lit, l’Europe est rentrée dans son histoire et dans sa géographie », s’est rapidement concrétisée par l’adhésion de ces pays au Conseil de l’Europe.

Cependant, l’adhésion la plus spectaculaire fut celle de la Fédération de Russie en mai 1996 avant même la fin du premier conflit tchétchène. Cette adhésion a accru de 150 millions la population totale des États membres du Conseil de l’Europe, et son territoire a gagné 17 millions de km² pour s’étendre jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique. L’adhésion à une organisation qui prône la réalisation « d’une union plus étroite entre les États membres, sur la base d’un engagement commun en faveur de la démocratie, des droits de l’homme et du principe de la primauté du droit », ne va pas sans poser de problèmes pour un État comme la Russie où les atteintes aux droits de l’homme sont régulièrement dénoncées par le Conseil de l’Europe. Celui-ci se voit dans l’obligation de rappeler régulièrement la Russie à l’ordre, notamment à cause des exactions commises en Tchétchénie : « En devenant membre du Conseil de l’Europe, la Russie a accepté de se soumettre à un certain nombre de règles du jeu. Ce sont ces règles qui font que, aujourd’hui, la Tchétchénie n’est pas une affaire intérieure à la Russie, même si son sort doit être décidé dans le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie [1]. » Mais le Conseil de l’Europe fait en générale preuve, selon ses propres fonctionnaires [Jégo, 2005], d’une grande mansuétude à l’égard de la Russie qui est l’un des principaux contributeurs à son budget.

Pour Mme Catherine Lalumière, vice-présidente du Parlement européen de l’Union européenne (UE), et ancienne secrétaire générale du Conseil de l’Europe de 1989 à 1994, les limites de l’Europe sont celles définies par les États appartenant au Conseil de l’Europe incluant donc la Russie, les pays du Caucase et la Turquie : « En ce qui concerne les frontières de l’Europe, j’ai tendance à considérer que le Conseil de l’Europe a déjà réalisé un travail approfondi pour déterminer jusqu’où l’Europe s’étendait. S’agissant de ces trois pays [Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie], la réponse a été positive sur la base de critères historiques, géographiques et culturels [2]. »

L’autre État dont l’intégration à l’Europe fait l’objet de débat est la Turquie. Or, même si beaucoup l’ignorent, celle-ci est membre du Conseil de l’Europe depuis la création de ce dernier en 1949 (en même temps que la Grèce). Dans le contexte géopolitique de l’époque, l’un des enjeux était d’arrimer la Turquie au bloc occidental pour qu’elle ne bascule pas dans le camp de l’URSS. Mais il est curieux de constater que la place de la Turquie au sein du Conseil ne suscite que peu d’attention. Rien de comparable avec les débats sur les perspectives d’adhésion de la Turquie à l’UE où la place même de cet État dans une union « européenne », malgré une candidature qui remonte à plus de quarante ans (1963), est remise en cause par de nombreuses personnalités politiques et une bonne partie des opinions publiques des pays de l’UE.

Les limites géographiques du Conseil de l’Europe sont donc bien plus vastes que celles de l’UE. Créé le 5 mai 1949 par dix pays fondateurs [3], son mode de fonctionnement repose sur une coopération intergouvernementale, respectueux de la souveraineté des États membres, ce qui est d’ailleurs critiqué par certains. Ainsi, la Turquie fut bien exclue de l’Assemblée lors du coup d’État militaire de 1980 mais a continué de siéger au comité des ministres, malgré le non-respect de ses engagements sur le traitement de la minorité kurde, la pratique de la torture dans les commissariats, les atteintes à la liberté d’expression.

En vérité, une grande partie des citoyens européens ignore l’existence du Conseil de l’Europe ou le confond avec le Conseil de l’UE. Cette situation a valu au Conseil de l’Europe le qualificatif dédaigneux de « belle qui sommeille sur les bords du Rhin » par le général de Gaulle dans les années 1960.

La question du rôle et de la place du Conseil de l’Europe parmi les autres institutions européennes n’est donc pas nouvelle. Mais une approche géopolitique du Conseil de l’Europe suite à l’élargissement de l’UE passant de 15 à 25 membres le 1er mai 2004, soit plus de la moitié des États membres du Conseil de l’Europe, s’avère des plus pertinentes pour mesurer les rivalités de pouvoirs entre les deux organisations soucieuses d’élargir ses prérogatives pour l’une (l’UE) et de conserver les siennes pour l’autre (le Conseil de l’Europe). Comme le rappelait M. Davis, l’enjeu de l’élargissement a dominé les quinze dernières années de l’actualité du Conseil de l’Europe. Mais celui-ci est aujourd’hui terminé, en dehors du Bélarus, et le Conseil de l’Europe, rattrapé par l’élargissement de l’UE, cherche une nouvelle impulsion, notamment par la convocation des chefs d’États et de gouvernements des pays membres à Varsovie les 16 et 17 mai 2005.

Le Conseil de l’Europe espère donc trouver une nouvelle place dans une architecture européenne de plus en plus complexe dans laquelle l’organisation tente de se démarquer de l’UE et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Quel avenir pour cette organisation créée il y a plus de cinquante-six ans dans un contexte européen très différent de l’actuel ?

La rivalité UE/Conseil de l’Europe tend à s’exacerber

Créé en mai 1949 par un laborieux compromis entre partisans d’une fédération européenne (la France, la Belgique, l’Italie) et tenants d’une stricte coopération intergouvernementale (Grande-Bretagne, pays scandinaves), le Conseil de l’Europe ne restera pas longtemps la seule organisation européenne. Créées seulement deux ans plus tard avec le lancement de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), les Communautés européennes, fortes d’un succès économique et d’un rôle intégrateur plus visible, vont rapidement éclipser le Conseil de l’Europe, peu visible car peu médiatique. Pourquoi le Conseil de l’Europe n’a-t-il pas eu le succès escompté par ses créateurs ? Comment la CECA, la Communauté économique européenne (CEE), puis l’UE ont-ils confiné le Conseil de l’Europe à ne jouer qu’un second rôle sur le plan européen ?

De la rivalité politique à la rivalité symbolique, la difficile cohabitation des deux institutions

Après une pénible gestation dans l’immédiat de l’après Seconde Guerre mondiale et un compromis finalement trouvé, principalement entre Français et Anglais, suite au congrès de La Haye organisé en mai 1948 par les principaux mouvements européistes, cinq pays européens se mettent d’accord pour créer un organisme « bicéphale » appelé Conseil de l’Europe, et non UE comme l’aurait souhaité Robert Schuman (alors ministre des affaires étrangères français), comprenant un comité des ministres et une assemblée consultative qui doit être encadrée par l’organe gouvernemental. C’est sur cette base, où le Royaume-Uni a fait prévaloir ses préférences institutionnelles, que les diplomates mettent au point le statut du Conseil de l’Europe signé par dix États le 5 mai 1949.

Pour Robert Schuman et de nombreux européistes fédéralistes, la création de cette nouvelle organisation est un demi-échec. Ils vont très vite s’en démarquer avec notamment la spectaculaire démission de Paul-Henri Spaak (à la fois Premier ministre et ministre des Affaires étrangères belge lors de la création du Conseil de l’Europe) de la présidence de l’Assemblée consultative, pour s’impliquer dans le lancement de la CECA, sur les plans de Jean Monnet, alors Commissaire au plan du gouvernement français.

Dès les années 1950, l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe ne constitue qu’une tribune politique et sert de laboratoire d’idées pour la construction européenne, mais l’essentiel de l’unification se passe à Luxembourg et Bruxelles où se mettent en place des Communautés à caractère supranational, mais sectoriel, autour d’un noyau franco-allemand.

La comparaison entre les compétences du Conseil de l’Europe et celles de l’UE permet de constater d’énormes différences entre les deux institutions ; il est nécessaire de relativiser le rôle des instances du Conseil de l’Europe par rapport à celle de l’UE. La Commission européenne jouit par exemple de pouvoirs exécutifs très étendus, bien que limités par les décisions du Conseil de l’UE, le secrétariat du Conseil de l’Europe, son homologue, exerce essentiellement un rôle d’exécution des décisions prises au niveau du comité des ministres. De même, l’Assemblée consultative, qui change de dénomination pour « Assemblée parlementaire » en 1973, est loin de disposer des prérogatives du Parlement européen, elle joue plutôt un rôle consultatif, d’autorité morale. L’essentiel des décisions sont prises au sein du comité des ministres. Sur le plan financier, rien de comparable entre les 116 milliards d’euros de budget dont dispose l’UE pour l’année 2005 et les 186 millions d’euros de budget du Conseil de l’Europe pour la même année, soit moins de 0,2 % du budget de l’UE. Le nombre de personnes employées par la Commission européenne est dix fois supérieur aux effectifs du Conseil de l’Europe.

Ces chiffres expliquent en partie la faible médiatisation du Conseil de l’Europe comparée à celle de l’UE dont les moyens d’action sont plus importants donc bien plus visibles et efficaces sur l’ensemble de ses pays membres.

Le Conseil de l’Europe entretient une certaine méfiance et beaucoup d’intérêt envers l’UE, en atteste le nombre important de références dont il dispose sur celle-ci et sur les relations entre les deux organisations, alors que la documentation relative au Conseil de l’Europe et aux relations entre les deux organisations est beaucoup moins fournie au sein de l’UE, qui s’intéresse très peu aux activités du Conseil de l’Europe. Il convient aussi de noter que si la Commission a été invitée à la plupart des réunions des comités d’experts ou comités directeurs du Conseil de l’Europe, le Conseil de l’Europe n’a été invité que de façon ponctuelle à participer aux réunions de l’UE. Ces observations permettent de mesurer l’intérêt que représente chacune des deux organisations pour l’autre.

Les relations entre le Conseil de l’Europe et les communautés européennes remontent à 1951, voire à 1950, si l’on tient compte des discussions et débats relatifs au Plan Schuman au sein du comité des ministres et de l’assemblée consultative du Conseil de l’Europe. On assiste depuis lors à une rivalité sémantique ou sur l’utilisation de symboles entre les deux institutions.

« Conseil de l’Europe », « Conseil européen » ; « Parlement européen », « Assemblée parlementaire » ; « Cour européenne des droits de l’homme », « Cour de justice des communautés européennes », ces différents termes entraînent une grande confusion aux yeux des citoyens européens et parfois même aux yeux des initiés. Il est vrai que cette confusion a été, jusqu’à récemment, entretenue par le partage du même hémicycle du Conseil de l’Europe à Strasbourg par l’Assemblée parlementaire de ce dernier et par le parlement européen lors de leurs sessions respectives. Ainsi, les images retransmises dans les médias montraient un seul et même bâtiment pour des organes ayant des fonctions similaires dans le cadre de deux organisations européennes distinctes.

Constatant les succès de la CECA, les six pays fondateurs décident de renforcer encore la coopération économique avec la création de la Communauté économique européenne (CEE) en même temps que la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) par les traités de Rome de 1957.

Petit à petit, la CEE puis l’UE vont soit utiliser les emblèmes créés par le Conseil de l’Europe, soit les concurrencer. Deux exemples d’emprunts sont ici très significatifs car hautement symboliques : il s’agit du drapeau européen et de l’hymne européen.

Le drapeau européen - un cercle de douze étoiles sur fond azur représentant l’union des peuples d’Europe [4] - a été adopté en 1955 par le comité des ministres du Conseil de l’Europe sur proposition de l’Assemblée consultative. Depuis 1983, le drapeau européen est également l’emblème officiel du Parlement européen, puis de l’ensemble de la CEE depuis mai 1986, devenu UE en 1992. L’hymne européen, l’Ode à la joie de Beethoven symbolisant la fraternité entre les hommes, a lui été adopté en 1972 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Il a été repris en 1985 par la CEE et est joué lors des cérémonies de l’UE.

Mais il n’y a pas toujours récupération des symboles du Conseil de l’Europe par l’UE, il y a parfois concurrence. Ainsi la « Journée de l’Europe » est instituée en 1964 par le comité des ministres le 5 mai, pour célébrer la création du Conseil de l’Europe le 5 mai 1949. L’UE fête aussi la « Journée de l’Europe », mais le 9 mai, afin de commémorer la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman, considérée comme l’acte de naissance de l’UE, avec la création de la CECA. Cette « Journée de l’Europe » a été instituée lors du Conseil européen de Milan en 1985 par les chefs d’États et de gouvernements des pays membres, et remporte un franc succès dans les médias ou au sein des écoles des pays membres où sont organisées diverses festivités.

Les différents acteurs du Conseil de l’Europe considèrent avec méfiance les Communautés européennes dont les membres ne cessent de s’élargir et les prérogatives de se renforcer durant les années 1970 et 1980, ce que vient confirmer le témoignage de Denis Huber, administrateur au secrétariat du comité des ministres du Conseil de l’Europe à partir d’octobre 1996 et enseignant à l’université Robert-Schuman de Strasbourg : « Le Conseil de l’Europe a enfin vécu avec des sentiments mitigés la tentation de l’Europe des Communautés de représenter à elle seule le projet européen, même si ce n’est pas sans fierté qu’il a vu celle-ci reprendre à son compte les emblèmes qu’il avait inventés pour incarner l’Europe auprès des citoyens » [Huber, 1999, p. 3].

Les années 1990 et la course à l’élargissement. Le Conseil de l’Europe perçu comme très vaste « maison commune européenne »

Le premier élargissement de la CEE en 1973 avec l’entrée du Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni (« Europe des Neuf ») et le succès de la conférence d’Helsinki par la signature le 1er août 1975 de l’Acte final d’Helsinki pour la sécurité en Europe entraînent une diminution sensible du rôle du Conseil de l’Europe. Le centre de gravité de la politique européenne se déplace vers des institutions d’intégration supranationale, comme la CEE ou de coopération européenne, comme la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). La division de l’Europe en deux blocs par le mur de Berlin entre 1961 et 1989 empêche tout élargissement vers les pays de l’Europe médiane et orientale. Hormis l’Espagne, le Portugal et la Grèce, qui sortent de leurs dictatures respectives au milieu des années 1970 et qui sont aussitôt intégrés par le Conseil de l’Europe, celui-ci ne s’élargit qu’au pays ne voulant pas (Islande, Norvège, Suisse) ou ne pouvant pas (les « micro-États » comme le Liechtenstein ou Saint-Marin) adhérer au processus communautaire.

Suite à l’élargissement de la CEE à la Grèce en 1981, puis à l’Espagne et au Portugal en 1986, celle-ci compte plus de la moitié des pays membres du Conseil de l’Europe, et comprend huit des dix pays fondateurs du Conseil de l’Europe en son sein. Excepté quelques « micro-États » comme l’Andorre ou Monaco, le Conseil de l’Europe a achevé l’intégration de l’ensemble des pays du bloc occidental avec l’adhésion de la Finlande en mai 1989. L’organisation entreprend alors des efforts de rapprochement avec les pays d’Europe centrale et orientale (PECO). À l’occasion de son 40e anniversaire, celle-ci déclare que « la coopération avec ces pays de l’Europe de l’Est devrait conduire à la promotion des droits de l’homme, au rapprochement des individus et des groupes par-delà les frontières ». Dès le mois de juin, l’Assemblée parlementaire octroie le statut d’« invité spécial » à la Hongrie, à la Pologne, à l’Union soviétique et à la Yougoslavie. Mikhaïl Gorbatchev est reçu au siège du Conseil de l’Europe à Strasbourg en juillet 1989 et développe notamment, dans son allocution, le concept de « maison commune européenne » basé sur le non-recours à la force, la coopération, l’abandon de la doctrine Brejnev, et le respect de la diversité des systèmes sociaux et des frontières. Par ailleurs, la Pologne et la Hongrie adhèrent à la Convention culturelle européenne et la Hongrie présente même une demande formelle d’adhésion au Conseil de l’Europe le 16 novembre 1989.

Au lendemain de la chute du mur de Berlin, le comité des ministres du Conseil de l’Europe adopte, le 10 novembre 1989, une déclaration dans laquelle il prend acte avec un vif intérêt et une grande satisfaction des évènements historiques qui se produisent en RDA. L’ouverture du mur de Berlin a constitué un tournant décisif pour le rôle du Conseil de l’Europe dans le jeu européen, celui-ci donne alors l’impression de se contenter d’un rôle de gardien des « valeurs occidentales ».

Les événements de 1989 et la révolution démocratique intervenue dans les PECO accordent un nouveau dynamisme au Conseil de l’Europe. La carte géopolitique du continent européen est profondément bouleversée par l’éclatement de deux fédérations multi—ethniques et plurinationales, l’URSS et la Yougoslavie, qui donnent naissances à pas moins de vingt nouveaux États indépendants. L’intérêt immédiat manifesté par ces pays à l’égard du Conseil de l’Europe, le développement spectaculaire des relations qui s’en est suivi, ont permis au Conseil de l’Europe de commencer à jouer le rôle initialement imaginé par ses pères fondateurs, à savoir devenir une organisation paneuropéenne unissant l’ensemble du continent. De leur côté, les pays nouvellement créés ou les démocraties populaires libérés du joug soviétique cherchent à légitimer leur État et à se démarquer de la Russie en devenant membre à part entière du Conseil de l’Europe. Le Conseil de l’Europe est alors perçu par les populations de ces pays ainsi que par leurs gouvernements comme un premier pas significatif vers l’Europe.

De vingt-trois pays membres en 1990, le Conseil de l’Europe en compte déjà trente-huit en 1995 avant même l’adhésion de la Russie, et quarante-six en 2005. Longtemps considéré comme « l’antichambre politique de la CEE, puis de l’Union », notamment parce qu’il avait déjà préparé l’adhésion de la Grèce, de l’Espagne, et du Portugal aux Communautés européennes dès les années 1970, le Conseil de l’Europe entretient cette image avec les PECO. En effet, afin de préparer l’intégration des PECO, l’UE, en plus des critères économiques exigés, ajoute de manière de plus en plus officielle et formalisée des critères de conditionnalités politiques, par le biais d’accords d’association passés avec les États candidats. Ces accords, fondés sur l’article 310 TCE, constituent désormais un préalable obligatoire à toute adhésion, en mettant en place une période de probation et de mise à niveau des États associés.

Que faut-il entendre par conditionnalité politique ? Il s’agit du respect des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie, définis lors du Conseil européen de Copenhague en 1993. Pour les PECO, comme par le passé pour l’Espagne et le Portugal, la réforme de l’État, du droit, de l’administration et du politique, constituent les principales conditions d’adhésion. Ces critères politiques de Copenhague, bien que plus contraignants, correspondent pour l’essentiel aux exigences imposées par le Conseil de l’Europe à ses membres. Selon Romano Prodi [5], président de la Commission européenne, le Conseil de Copenhague s’est basé sur les normes élaborées par le Conseil de l’Europe pour fixer ces critères. L’adhésion au Conseil de l’Europe est donc devenue pour les PECO la condition préliminaire à tout accord de pré-adhésion à l’UE, même si ça n’est pas formalisé officiellement dans le traité de l’UE.

Une anecdote amusante trouvée dans la chronique de la revue Courrier international confirme la représentation du Conseil de l’Europe perçu comme « marche d’accès » à l’UE [Matyassy, 2004]. L’auteur y cite le correspondant à Bruxelles, Robert Soltyk, du quotidien polonais Gazeta Wyborcza, qui soutient la candidature de la Turquie à l’UE : « Non seulement les footballeurs turcs jouent dans les championnats du continent, mais aussi leur pays est admis dans toutes les organisations occidentales, y compris le Conseil de l’Europe, censé veiller aux droits de l’homme. » L’appartenance au Conseil de l’Europe légitimerait donc, de fait, l’entrée du pays à l’UE, même si, dans sa majeure partie, il ne fait géographiquement et culturellement pas partie de l’Europe.

Cependant, le Conseil de l’Europe a aussi accueilli par la suite des pays n’ayant pas vocation à adhérer à l’UE comme les pays du Caucase, certains sous la pression politique des États européens et de l’UE, soucieux de la stabilisation politique du continent. Aujourd’hui le Conseil de l’Europe compte 46 États membres et 800 millions d’« Européens », un chiffre omniprésent dans tous les discours du Conseil qui permet de donner à l’Organisation une importance comparable à celle de la Chine (1,3 milliard d’habitants) et l’Inde (plus d’un milliard) et de devancer très largement l’UE en population (470 millions d’habitants) et les États-Unis (275 millions).

L’empiétement de l’Union européenne sur les prérogatives du Conseil de l’Europe avec la création d’une agence des droits de l’homme à Vienne

S’il est un domaine où le Conseil de l’Europe défend bec et ongles ses prérogatives, c’est celui des droits de l’homme auxquels il se réfère depuis sa création. Par ailleurs, jusqu’à 1969, l’Organisation ne connaît pratiquement pas de concurrence en la matière, la Cour de justice de Luxembourg commençant à peine, cette année-là, à se référer aux droits de l’homme dans sa jurisprudence. La promotion des droits de l’homme et la surveillance du respect de ces droits au sein de ses pays membres constituent l’essentiel de l’activité du Conseil de l’Europe.

Cependant, la protection des droits de l’homme a progressivement été érigée au premier rang des préoccupations de l’UE. Un « Comité des Sages » composé notamment de Catherine Lalumière, membre de la commission des droits de l’homme de l’UE, a été chargé d’élaborer en 1998 un « Programme d’action de l’UE pour l’an 2000 dans le domaine des droits de l’homme ». Cet « agenda » s’est appuyé sur les travaux d’un groupe d’experts, dans lesquels sont relevées les principales préoccupations communes dans la doctrine et la pratique communautaire en matière de droits de l’homme, tant au niveau interne que par rapport aux relations de l’Union avec le reste du monde. Le Comité avait formulé également des recommandations concrètes, lesquelles ont été suivies pour la plupart dans l’action ultérieure de l’Union en la matière, notamment l’idée d’un rapport annuel présenté lors d’un « forum des droits de l’homme » ouvert à la société civile. Le plus étonnant est l’implication de Catherine Lalumière dans ce Programme qui empiète ouvertement sur les compétences du Conseil de l’Europe alors qu’elle fut secrétaire générale du Conseil de l’Europe de 1989 à 1994.

C’est à partir de ce programme que, lors de la réunion du Conseil européen qui s’est tenue à Bruxelles les 12 et 13 décembre 2003, les représentants des États membres de l’UE « soulignant l’importance que revêtent la collecte et l’analyse de données relatives aux droits de l’homme en vue de définir la politique de l’Union dans ce domaine, sont convenus de développer l’actuel Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes et d’étendre son mandat pour en faire une Agence des droits de l’homme. »

La résolution adoptée lors de ce Conseil exprime l’avis que l’Agence doit être une institution indépendante pour la promotion et la protection des droits de l’homme dans le cadre de l’ordre juridique et des domaines de compétence de l’UE uniquement, s’inspirant des institutions nationales similaires qui existent dans plusieurs États membres. Le rôle de l’Agence devrait consister à collecter et à fournir aux institutions de l’UE des informations, en rapport avec leurs activités, sur les droits fondamentaux et, donc, à contribuer à l’intégration des normes relatives aux droits de l’homme au processus de prise de décision au sein de l’UE. Mais les pays membres de l’UE sont tous également membres du Conseil de l’Europe pour lesquels celui-ci a déjà mis en œuvre un mécanisme de protection des droits de l’homme.

Ce chevauchement de compétences décidé par l’UE inquiète au plus au point les dirigeants du Conseil de l’Europe, M. René Van Der Linden, le président de l’Assemblée parlementaire fait part de son inquiétude vis-à-vis du manque de coopération avec l’UE : « Le Conseil de l’Europe reconnaît bien volontiers que l’UE est l’organisation de loin la plus importante en Europe. Mais on observe à Bruxelles, dans certaines sphères, trop d’arrogance pour pouvoir envisager une éventuelle coopération. Ils sont nombreux, au Conseil, à la Commission, au Parlement, à n’avoir aucune idée du travail qui s’accomplit au Conseil de l’Europe. Ceux qui apprécient le plus notre travail, ce sont les ministres de la justice [6]. »

M. Van Der Linden fait ici référence à l’acquis élaboré au cours des 55 dernières années par le Conseil de l’Europe en matière de droits de l’homme, englobant non seulement des normes relatives aux droits civils et politiques, aux droits sociaux, aux droits des minorités, au traitement des personnes privées de liberté et à la lutte contre le racisme, mais aussi un suivi européen actif du respect de ces normes par les États membres. Ce suivi est assuré pays par pays y compris au moyen de visites dans chaque pays et d’enquêtes sur place. Par ces mécanismes, le Conseil de l’Europe veille au respect de toutes les obligations en matière de droits de l’homme des États membres (dont les 25 États membres de l’UE), identifie les cas de non-respect et adresse des recommandations aux États membres ; en outre, la Cour européenne des droits de l’homme rend des arrêts contraignants pour les États parties chaque fois que ces normes ne sont pas respectées.

L’évolution sémantique adoptée par la Commission européenne lors d’une communication le 25 octobre 2004, où elle manifeste son adhésion au principe de la création d’une structure qu’elle dénomme « Agence des droits fondamentaux » au lieu d’« Agence des droits de l’homme », ne suffit pas à lever les craintes du Conseil de l’Europe. En créant sa propre institution en matière de protection des droits de l’homme, l’UE prend le risque de faire coexister deux mécanismes parallèles (un pour les 25 États membres de l’Union et un pour les 46 États membres du Conseil de l’Europe) et de créer ainsi une ligne de partage en Europe avec un système de protection à deux vitesses pour les membres et les non-membres de l’UE. L’UE consacre déjà 100 millions d’euros chaque année, soit plus de la moitié du budget annuel total du Conseil de l’Europe, afin de soutenir les actions dans les domaines des droits de l’homme, de la démocratisation et de la prévention des conflits. En concurrençant les principales prérogatives du Conseil de l’Europe, l’UE a provoqué une crise identitaire sans précédent au sein de l’organisation intergouvernementale de Strasbourg que celle-ci cherche à surmonter.

Quel avenir pour le Conseil de l’Europe dans une architecture européenne en pleine mutation ?

Soucieux de maintenir sa place et ses prérogatives au sein des multiples institutions européennes, de clarifier son rôle notamment vis-à-vis de l’UE, le Conseil de l’Europe décide de rassembler une troisième fois en douze ans tous les chefs d’États et de gouvernements des pays membres de l’organisation. Le premier sommet à Vienne en 1993, réunissant 32 États membres, a été celui de l’ouverture à l’est, les chefs d’États et de gouvernements y ont encouragé l’élargissement très rapide du Conseil de l’Europe. Le deuxième sommet à Strasbourg en 1997 entre les 40 États membres a été convoqué pour essayer de résoudre les problèmes liés à la consolidation de la démocratie dans les nouveaux États membres, et pour poursuivre les élargissements. Le troisième sommet, qui s’est tenu à Varsovie les 16 et 17 mai 2005, bien que réunissant pour la première fois la totalité des États européens hormis la Bélarus, soit 46 États, a été préparé dans une ambiance beaucoup moins euphorique que les deux précédents. Quel bilan peut-on tirer de ce troisième sommet ? Le Conseil de l’Europe semble plus que jamais mis sur la touche, malgré la crise que traverse l’UE après l’échec sur l’adoption du traité constitutionnel par voie référendaire en France et aux Pays-Bas.

Le Conseil de l’Europe en quête d’une nouvelle impulsion convoque les chefs d’États et de gouvernement à Varsovie

Suite à la décision du comité des ministres du Conseil de l’Europe, les États membres ont convenu le 8 juillet 2004 de tenir un nouveau sommet des chefs d’États et de gouvernements les 16 et 17 mai 2005, autoproclamé « sommet de l’unité européenne », afin de « poursuivre l’action consistant à créer une Europe sans lignes de partage » selon le président polonais du comité des ministres, comme pour d’emblée expliciter le but de ce sommet : clarifier les compétences du Conseil de l’Europe et redéfinir son rôle face à l’UE. L’ambition de l’Assemblée parlementaire est plus forte, celle-ci lance un appel aux chefs d’États et de gouvernements avant la tenue du sommet pour qu’ils « donnent au Conseil de l’Europe un mandat politique précis pour les années à venir ». Les parlementaires espèrent même que ce sommet serve à renforcer le système conventionnel du Conseil de l’Europe en établissant un recueil des principales conventions et en fixant des dates limites pour leur ratification par tous les États membres qui ne l’ont pas encore fait, sans expliquer quels seraient les moyens de pression utilisés pour convaincre ces États.

Michel Barnier, alors ministre français des Affaires étrangères, se lance dans la surenchère et exagère l’importance du sommet à la tribune de l’Assemblée parlementaire lors de ses sessions plénières de janvier 2005 : « Ce sommet doit être, à mes yeux, le moment d’un engagement, d’un bilan, et d’un nouvel élan. Le Conseil de l’Europe a un bel avenir devant lui. Parce que notre organisation, différente dans ses missions et dans ses dimensions de l’UE, joue un rôle irremplaçable pour le projet européen : elle en est la fondation. »

Varsovie a été choisie pour sa forte symbolique : ville « martyre » pendant la période nazie, capitale de la résistance au communisme par le rôle historique de Solidarnosc (que le Conseil de l’Europe avait de son temps encouragé en invitant son porte-parole Lech Walesa à venir s’exprimer à la tribune de l’Assemblée parlementaire en mai 1989 après lui avoir remis « le prix européen des droits de l’homme »), et enfin la Pologne est le deuxième pays de l’Europe centrale et orientale à rejoindre, dès 1991, le Conseil de l’Europe après la chute du mur. Dernière raison invoquée et non des moindres, le sommet a lieu sous la présidence polonaise du comité des ministres.

Le Conseil de l’Europe a-t-il atteint ses limites d’intégration européenne ?

« La vieille dame de Strasbourg », « La doyenne des institutions européennes », « la vénérable institution » ; lors du troisième sommet des chefs d’États et de gouvernements à Varsovie les 16 et 17 mai 2005, les qualificatifs ne manquent pas, dans le langage journalistique, pour rappeler l’ancienneté et la primauté du Conseil de l’Europe sur les Communautés européennes. Cependant, même un sommet réunissant 46 chefs d’États et de gouvernements pendant deux jours n’a que très peu intéressé les journalistes. Le Figaro y a consacré cinq articles au total, Le Monde seulement deux articles, Libération à peine une brève, et les autres quotidiens n’en ont pas parlé. Alors que l’Europe était un sujet omniprésent dans ces journaux à moins de deux semaines du référendum français sur l’adoption du traité constitutionnel de l’UE.

Peut-être est-ce dû à l’absence de plusieurs chefs d’États ou de gouvernements importants comme le président russe, ou son homologue français, ainsi que les Premiers ministres britannique, italien et espagnol, qui ont tous préféré envoyer leurs ministres des Affaires étrangères respectifs. Les journalistes n’ont pas manqué d’y voir un sérieux signe de faiblesse pour le Conseil de l’Europe, malgré la fermeture de l’espace aérien dans un rayon de 80 km autour de Varsovie et dix mille policiers déployés pour faire face à toute manifestation altermondialiste, Arielle Thedrel [2005], envoyée spéciale du Figaro, résume : « C’est par un prudent statu quo que s’est achevé hier le troisième sommet du Conseil de l’Europe. Mais pouvait-il en être autrement en l’absence - remarquée - d’un certain nombre de chefs d’États et de gouvernement, parmi lesquels Jacques Chirac, Vladimir Poutine, Tony Blair, Silvio Berlusconi ou José Luis Zapatero ? Comme si la véritable Europe se trouvait désormais ailleurs. »

Même si une déclaration commune négociée en coulisse par les diplomates a été adoptée, dans laquelle les dirigeants ont pris quelques engagements, notamment celui de renforcer la vocation du Conseil de l’Europe dans « sa mission essentielle qui est de préserver et de promouvoir les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit [7] », les moyens mis en œuvre n’ont pas été abordés, ni les fonds qui seront débloqués. La déclaration de Varsovie ajoute que « Toutes ses activités doivent contribuer à cet objectif fondamental », ce qui signifie de manière implicite que les multiples activités exercées par le Conseil de l’Europe, en matière de culture, d’éducation, de sport, de santé, de social ou d’environnement, ne doivent être maintenues que si elles servent à « promouvoir la démocratie et l’État de droit ».

Ce message a bien été reçu par le président de l’Assemblée parlementaire, M. René Van Der Linden, qui a déclaré dans une interview : « Nous ne devrions intervenir que dans les domaines où nous sommes plus performants et plus efficaces que d’autres. Je suis tout à fait pour restreindre nos activités à quelques domaines clés. La politique agricole, par exemple, n’en fait certainement pas partie. Et si l’on ne peut pas dire clairement quels sont les domaines d’excellence du Conseil de l’Europe, mieux vaut s’abstenir d’agir inconsidérément ! À cet égard, le nombre de commissions est déjà passé de 14 à 10. »

Les chefs d’États et de gouvernements ont aussi rappelé le « rôle indispensable » de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais le directeur général des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Pierre-Henri Imbert, a déploré devant des journalistes le manque d’éléments prospectifs : « Je suis déçu. Ce sommet n’aurait pas dû se contenter de regarder ce qui existe, de soutenir ce qui est un peu fragilisé mais en profiter pour voir un peu au-delà » [Le Monde, 2005].

Finalement, une des seules avancées de ce sommet semble être l’élaboration « à titre personnel, d’un rapport sur les relations entre le Conseil de l’Europe et l’UE » dans un délai d’environ un an par le premier ministre du Luxembourg, président en exercice de l’UE, Jean-Claude Juncker. Celui-ci est venu expliquer au Sommet de Varsovie l’intérêt d’un tel rapport : « il faut mettre de l’ordre pour rendre plus visible les spécificités des uns et des autres et mettre fin à la stupide rivalité entre l’UE et le Conseil de l’Europe. [...] Nous avons toléré ce désordre qui faisait que jamais personne ne savait qui faisait quoi ». M. Juncker a aussi regretté les « doubles emplois, chevauchements et rivalités de compétences entre les trois grandes institutions européennes » que sont l’UE, le Conseil de l’Europe, et l’OSCE.

Les résultats de ce troisième sommet du Conseil de l’Europe sont bien maigres au regard des attentes initiales de l’Organisation, mais officiellement celle-ci parle de « succès » et se félicite du bon déroulement du sommet.

Le Conseil de l’Europe face à l’échec des référendums français et néerlandais

Douze jours seulement après le sommet de Varsovie se prépare une étape très importante dans l’Histoire de l’intégration européenne, les Français sont appelés à s’exprimer pour ou contre l’adoption du traité constitutionnel de l’UE le 29 mai 2005, suivis trois jours après par les Hollandais. Le double non franco-hollandais à trois jours d’intervalle provoque stupeur et inquiétude chez les dirigeants de l’UE, ainsi qu’au sein du Conseil de l’Europe où se déroule du 31 mai au 2 juin, la session annuelle du congrès des pouvoirs locaux et régionaux, instance consultative du Conseil de l’Europe.

Le congrès [8] est un organe propre au Conseil de l’Europe qui vise à associer plus largement les pouvoirs régionaux et locaux à la construction européenne. Le rôle de cet organe est d’instiller la notion de subsidiarité dans tous les travaux du Conseil de l’Europe et d’exercer une pression sur les pays membres afin qu’ils décentralisent leurs pouvoirs sur le modèle du fédéralisme allemand. Cette pression s’exerce entre autre au travers de la Charte de l’autonomie locale, créée en 1985 et élaborée au sein de la Conférence des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe, que les États sont appelés à signer, ratifier et appliquer. Le congrès exerce un lobbying permanent, surtout en cette période de commémoration des vingt ans de la charte, pour que les pays qui ne l’ont pas encore ratifiée comme la France le fassent au plus vite, avec l’objectif d’une ratification par tous les États membres avant la fin de l’année 2006. Cette charte, appliquée à la lettre, implique que tous les États membres convergent vers un système fédéraliste.

La douzième session du congrès est l’occasion d’observer les réactions des différentes institutions du Conseil de l’Europe face à l’échec des référendums. Ainsi Giovanni Di Stasi, président du congrès, est le premier à réagir lors de l’ouverture de la session, il exprime une grande déception et une très vive inquiétude pour le principe de subsidiarité qui était formellement reconnu dans le traité constitutionnel. M. Giovanni appelle aussi le Conseil de l’Europe à reconnaître ses erreurs, à respecter le vote des Français et à construire à l’avenir une Europe plus humaine et sociale. De nombreux élus locaux membres du Congrès s’expriment ensuite dans le même sens.

Cette Europe plus humaine et sociale ne pourra selon lui se construire que grâce aux pouvoirs locaux et régionaux « plus proches des citoyens ». Il réitère ses propos devant le comité des ministres du Conseil de l’Europe, le 10 juin : « Dans le contexte politique actuel, après les votes négatifs français et néerlandais aux référendums sur le traité constitutionnel, le rôle joué par les 200 000 institutions territoriales que nous représentons au congrès prend une dimension nouvelle dont les gouvernements, je le crois, ont pris la mesure. [...] J’ai moi-même, avec le soutien unanime du congrès, publié une déclaration marquant ma conviction que la construction européenne s’est faite depuis de nombreuses années avec un vrai déficit de dimension humaine et de dimension sociale. [...] J’ai l’intention de faire valoir au Premier ministre luxembourgeois le rôle éminent que peuvent jouer les élus locaux et régionaux par leur proximité aux citoyens dans la revitalisation démocratique de nos sociétés et dans la coopération nouvelle qui doit se développer entre nos deux organisations. »

M. Giovanni tente donc de profiter de cette situation de faiblesse de la construction européenne pour renforcer le rôle du Congrès, notamment dans la coopération avec l’UE. M. René Van Der Linden, président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui s’exprime à la tribune du congrès, se dit très inquiet quand à l’avenir de la construction européenne. Les non français et hollandais auront selon lui de graves conséquences sur l’UE que le Conseil de l’Europe se doit prendre en compte. Il appelle les deux organisations à réduire le « fossé » entre citoyens et dirigeants.

M. Terry Davis, secrétaire général du Conseil de l’Europe, a rappelé, dans son discours devant la tribune du congrès, que les deux institutions, UE et Conseil de l’Europe, sont indépendantes l’une de l’autre, qu’il n’y a pas de fusions possibles entre elles mais qu’un protocole d’accord pour élargir la coopération est lancé. Concernant l’échec des deux référendums, il prétend ne vouloir aucune ingérence dans les affaires de l’UE et ne pas vouloir porter de jugement sur les conséquences que doit tirer l’UE après les référendums.

Il est curieux de constater que les références à l’échec des référendums français et hollandais sur le traité constitutionnel ont disparu dans les discours de MM. Davis et Van Der Linden diffusés sur le site internet du Conseil de l’Europe. Peut-être est-ce pour ne montrer aucune ingérence de l’Assemblée parlementaire et du Secrétariat général dans « les affaires » de l’UE ? M. Diogo Freitas Do Amaral, président du comité des ministres et ministre des Affaires étrangères du Portugal, pays membre des deux organisations, a lui aussi tenu un discours devant le congrès, mais n’a pas abordé les échecs des deux référendums.

M. Terry Davis a cependant diffusé un communiqué de presse le 30 mai 2005 sous forme de déclaration dans lequel il a répété ce qu’il avait dit devant le congrès : « Le Conseil de l’Europe n’est pas affecté par le vote des Français qui ont refusé le projet de traité constitutionnel européen, parce que le Conseil et l’UE sont deux institutions différentes. Le Conseil de l’Europe couvre un territoire plus vaste, avec ses 46 États membres qui vont de l’Islande à la Turquie et de la Russie au Portugal. Il y a une autre différence importante : le Conseil est fondé sur la coopération, et non l’intégration de ses membres. »

Son discours recèle deux représentations de l’Europe. Une grande Europe dont le territoire est clairement délimité par quatre points cardinaux : l’Islande et la Turquie pour le Nord et le Sud, la Russie et le Portugal pour l’Est et l’Ouest. Mais c’est une grande Europe fondée sur la coopération, l’action conjointe des États membres dans certains domaines sans grandes obligations pour ces États. M. Davis ne délimite pas territorialement l’autre Europe, celle de l’UE, pourtant prépondérante car fondée sur l’intégration, c’est-à-dire l’incorporation de certaines compétences des États membres à un système commun soumis à de nombreuses obligations économiques, budgétaires et autres qui ont un impact direct sur leur territoire.

M. Davis profite donc de l’affaiblissement de l’UE pour bien la différencier du Conseil de l’Europe et tenter de le mettre hors de cause dans cet échec. Une stratégie bien différente de celles des présidents de l’Assemblée parlementaire et du congrès.

Conclusion

La réalité géopolitique de l’Europe a bien changé depuis la fin de la guerre froide, et les limites du Conseil de l’Europe comme de l’UE ont considérablement évolué. Du temps de la guerre froide, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les façons de se représenter l’Europe comme une « vaste maison commune » comprenant contrastes naturels et diversité culturelle n’avait plus lieu d’être dans un continent coupé en deux par le Mur de Berlin. Avec la progressive construction de la Communauté européenne, on a de plus en plus utilisé le mot Europe pour désigner les États signataires du traité de Rome plutôt que les membres du Conseil de l’Europe. L’Union soviétique ne semblait plus, dans les représentations, faire partie intégrante de l’Europe, comme si elle formait un bloc continental à elle seule.

Aujourd’hui, les limites géographiques du Conseil de l’Europe atteignent Vladivostok et comprennent l’ensemble des pays du continent européen (en dehors du Bélarus), les pays du Caucase, et la Turquie. Mais, en quelques années, le territoire de l’UE s’est lui aussi considérablement agrandi et, au fur et à mesure de cet élargissement, son champ d’action est graduellement passé de l’intégration économique - sa vocation première - à des domaines comme les droits de l’homme, la protection de minorités ou la coopération culturelle, jusqu’à doubler une bonne partie du travail du Conseil de l’Europe et provoquer en son sein une importante crise identitaire. Ce dernier semble avoir atteint ses limites politiques lors du Sommet de Varsovie au terme duquel les chefs d’États et de gouvernements ne lui ont pas donné de mandat politique ambitieux mais ont juste assuré sa survie, peut être parce qu’elle évite de trancher la question des limites de l’Europe. Si demain on supprimait le Conseil, comment faudrait-il nommer l’ensemble des États qui en faisaient partie mais ne sont pas dans l’UE : les « marches de l’Europe » ?

Références bibliographiques

 Bitsch M.-T. (textes réunis par), Jalons pour une histoire du Conseil de l’Europe. Actes du colloque de Strasbourg (8-10 juin 1995), P. Lang, Berne, 1997

 Jégo Marie, « Le Conseil de l’Europe dynamité par la Russie », Le Monde, 1er juillet 2005.

 Huber D., Une décennie pour l’histoire. Le Conseil de l’Europe 1989-1999, Conseil de l’Europe, 1999.

 Le Monde, « La définition du rôle du Conseil de l’Europe débattue à Varsovie », 17 mai 2005.

 Matyassy Miklos, « Nouvelle Europe. Face au dilemme des prochains élargissements », Courrier international, 27 septembre 2004.

 Saint-Marc S., La Coopération entre le Conseil de l’Europe et la Communauté européenne depuis 1989, mémoire de DEA soutenu à l’Institut des hautes études européennes en septembre 2000.

 Thedrel Arielle, « Le Conseil de l’Europe cherche à clarifier son rôle », Le Figaro, 18 mai 2005.


[1Walter Schwimmer, secrétaire général du Conseil de l’Europe en novembre 2002 lors d’un forum sur la situation en Tchétchénie, discours trouvé sur le site www.aidh.org/Forum/tche_02.htm

[2Interview réalisée par Célia Chauffour à Paris le 4 décembre 2004 pour le site www.caucaz.com

[3Belgique, Danemark, Irlande, Italie, Luxembourg, France, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède.

[4Le nombre d’étoiles est invariable, douze étant le symbole de la perfection.

[5« Conseil de l’Europe : valeur ajoutée et valeurs communes », intervention lors de la première partie de session de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 25 janvier 2000.

[6Interview donnée le 4 mai 2005 sur le site du Conseil de l’Europe www.coe.int

[7Voir la « Déclaration de Varsovie » sur le site du Conseil de l’Europe www.coe.int

[8La Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux d’Europe (CPLRE), créée en 1957, est une structure permettant d’associer les élus locaux et régionaux à la coopération menée au sein du Conseil de l’Europe ; elle sera institutionnalisée à partir de 1994 et deviendra le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe, puis depuis la dernière session de mai-juin 2005 prend la dénomination de « Congrès ».


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