De l’importance des liens géographie physique/géographie humaine pour comprendre les risques de submersion des deltas surpeuplés

par Sylvie Fanchette

Géographe, Institut de recherche pour le développement (IRD), en poste actuellement

àHanoï.

Article complet

J’ai pris conscience de l’intérêt de la géographie physique et humaine pour comprendre les puissantes dynamiques démographiques en œuvre dans certaines parties très peuplées du monde, lorsque je me suis lancée, à la fin des années 1980, dans une thèse sur le delta du Nil, intitulée « Le delta du Nil, densités de population et urbanisation des campagnes » sous la direction d’Yves Lacoste. Avec en moyenne 1 000 habitants au kilomètre carré en zone dite « rurale », le delta du Nil fait partie des régions les plus densément peuplées de la planète. Pour arriver à saisir comment un espace densément peuplé pouvait continuer à supporter un continuel excédent démographique, il m’est paru important de : repérer les spécificités des deltas très peuplés, à la fois sur le plan physique, politique et social ; remonter dans l’histoire pour appréhender le rôle des formations politiques, étatiques comme locales, dans l’aménagement de ces territoires riches sur le plan agricole et commercial, mais fragile sur le plan géomorphologique et hydraulique ; analyser les dynamiques spatio-démographiques à grande échelle, dans un milieu où la microtopographie est un facteur prépondérant pour permettre aux populations de se protéger contre la submersion des terres ; effectuer une étude comparative d’autres deltas très peuplés pour déterminer quels sont les facteurs (politiques, physiques ou sociaux) pouvant expliquer une telle accumulation de populations dans ces espaces.

Bref, tout en utilisant les méthodes classiques de la géographie, à savoir l’analyse des phénomènes et de leurs interactions à plusieurs échelles et les rapports que les hommes, au sein de leurs différents types d’organisations sociales, entretiennent avec les milieux très spécifiques que sont les deltas, j’ai été amenée très rapidement à mettre en avant le rôle des Etats dans l’aménagement de ces territoires.

Après plusieurs années à parcourir et étudier le delta du Nil, je suis allée dans le delta du fleuve Rouge, delta tout aussi peuplé, berceau d’une très ancienne civilisation « hydraulique », mais bien différent sur le plan climatique et géomorphologique. Déjà, lorsque j’étais en Egypte, la lecture de la thèse de Pierre Gourou sur les « paysans du delta tonkinois [1] » s’était imposée. Entre le delta du Nil, situé en plein désert et à des milliers de kilomètres des montagnes où le fleuve prend sa source, et celui du fleuve Rouge, encadré par de hautes montagnes et subissant les fortes précipitations de mousson, il est surprenant d’y constater un même ordre de pression démographique.

Les deltas sont des milieux géographiques spécifiques, en raison de leur géomorphologie toujours active et de la configuration hydrologique de leur(s) fleuve(s), certains étant très dangereux comme le fleuve Rouge, la confluence du Gange-Bramahpoutre ou le Yang Tsé, tandis que d’autres, tels le Mékong ou le Niger, peuvent permettre un peuplement relativement dense sans grande interférence sur le milieu. Même si l’on s’intéresse principalement à la géographie humaine, on ne peut faire l’économie de la lecture des nombreux ouvrages que les géomorphologues et les géographes spécialistes des littoraux ont écrits sur le sujet pour comprendre le processus de peuplement des deltas. Et c’est là que l’histoire devient passionnante : les deltas sont des milieux de formation récente (6 000 ans pour le delta du fleuve Rouge) et toujours dynamiques. Ils avancent, grâce aux apports d’alluvions et aux aménagements effectués par les hommes, ou reculent, sous l’action de leurs fleuves, des entreprises humaines, de la fureur des vents et des marées. Ils conjuguent une grande richesse alluviale et hydraulique, qui doit être impérativement aménagée dans certains cas, si l’on veut les mettre en valeur et surtout permettre l’implantation nombreuse des hommes. C’est pour cela que leur étude porte sur trois dimensions : celle du milieu physique, celle de la société et celle de l’organisation politique territoriale à plusieurs niveaux (local, régional et national).

Les deltas sont des espaces circonscrits nettement sur le plan géographique, d’une part, en raison de leur faible topographie, en regard des montagnes ou des plateaux qui les surplombent, et, d’autre part, en raison de leur formation strictement alluviale. Les fortes densités de population des riches plaines alluviales des deltas et des vallées de l’Asie des moussons contrastent ainsi avec le vide relatif des montagnes environnantes. Mais un contraste plus surprenant encore pour les voyageurs et les savants de l’Antiquité fut celui du delta et de la vallée du Nil, ainsi qu’Amrou l’écrivait au calife Omar : « Un aride désert et une campagne magnifique entre deux remparts, voilà l’Égypte » [Reclus, 1885, p. 472].

La complexité de l’alluvionnement, mémoire d’une histoire des déambulations des fleuves et de leurs défluents et des aménagements humains, et les variations relatives de la topographie doivent être étudiés à grande échelle. Dans des régions fortement sujettes à la submersion des terres, toute élévation, aussi minime soit-elle, permet de se protéger des crues et favorise l’implantation humaine. Dans ces plaines surpeuplées, ces élévations ont été très tôt occupées par les villages. Que l’on regarde les cartes au 1/50 000 du delta du fleuve Rouge, ou celle du delta du Nil, et l’on remarque que les villages s’agglomèrent principalement sur les bourrelets de berges ou les anciens laies de mer. Chaque dénivelé influe sur la fertilité des sols et sur leur capacité à être drainés. Sur les bourrelets du fleuve et des canaux principaux, les sols bénéficient d’un meilleur drainage et ont toujours permis l’existence d’une agriculture pérenne, car ils étaient protégés de la crue [Fanchette, 1997, p. 7].

En raison de la nécessité dans toute analyse d’articuler les différents niveaux d’analyse spatiale, la géographie permet de mieux prendre en compte le rôle des niveaux intermédiaires - entre le local et le global - sous-estimés par les analyses globalisantes, à savoir les régions, les provinces ou autres divisions, politiques, historiques et culturelles.

La formation des deltas a beaucoup à voir avec l’intervention humaine : dans ce milieu dynamique, tout aménagement hydraulique, que ce soit une digue, un barrage, un remblais, a des interférences sur le modelé du delta. Pierre Gourou rend ainsi hommage aux paysans tonkinois : « Le paysan du delta tonkinois a construit un réseau de digues considérable. Il a déterminé le relief de ce pays, il a rendu productif un territoire qui livré à lui-même n’aurait été que marécage. Dans son aspect actuel, le delta est l’œuvre de l’homme » [Gourou, 1936, p. 83]. L’étude de l’action humaine est corrélée à celle de l’organisation politique des sociétés ou communautés. Toujours selon le même auteur : « Une forte densité de population sur une grande surface et une longue durée s’explique d’abord par l’ouverture et l’orientation de techniques d’encadrement, ouverture et orientation qui n’ont pas été déterminées par les techniques de production. Une civilisation “supérieure” (la civilisation viêt-namienne, par exemple) est très efficace aux points de vue de la densité, de l’espace et de la durée » [Gourou, 1982, p. 29].

Mais tous les grands deltas n’ont pas cette vocation agricole et peuplante si marquée et ne sont pas les berceaux de riches civilisations rizicoles que Karl Wittfogel [1977] a appelées « hydrauliques ». Car, « si des milieux naturels relativement comparables ont été mis en valeur de façons très différentes, c’est que les groupes humains qui y travaillaient avaient des encadrements politiques très différents et des façons très dissemblables de penser leurs relations à leur territoire » [Lacoste, 2001]. Jacques Bethemont [2000] rappelle que « une différence très sensible dans les paysages oppose deltas surpeuplés et deltas autrefois déserts mais en cours de densification plus ou moins rapide. La comparaison entre le delta du fleuve Rouge (plus de 1 000 hab/km2) et les deltas birmans presque déserts au milieu du XIXe siècle et dont les densités actuelles, calculées à l’échelle des districts, dépassent rarement la centaine d’habitants au kilomètre carré, est particulièrement éloquente ».

L’histoire du delta maritime du Niger et celle du Mississippi, lequel a renoncé au début du XXe siècle à sa rente agricole cotonnière pour le transport fluvial et l’extraction des hydrocarbures, sont là aussi pour nous le rappeler. Il n’existe pas de déterminisme géographique des deltas. Mais, en plus d’être le lieu de l’accumulation de riches alluvions et de la défluviation de nombreux bras des fleuves, les deltas sont des territoires à vocation de transit commercial, grâce à une multitude de bras qui s’ouvrent en éventail sur la mer. Avant l’avènement des routes et des chemins de fer, le dense réseau fluvial des deltas reliant les moyennes terres à la mer a été une voie de pénétration privilégiée pour les conquérants. L’histoire de la conquête de l’Afrique de l’Ouest et de la traite des esclaves par les Européens commence au début du XIXe siècle, à Akassa, cité-Etat négrière du delta du Niger, à l’embouchure de la rivière Nun, défluent du Niger. De même, à la fin du XVIIe siècle, les conquérants français ont cherché à pénétrer dans le delta du Mississippi pour y établir un port, La Nouvelle-Orléans, dans cette véritable porte ouverte sur le continent nord-américain. L’Egypte n’aurait pas connu une telle splendeur si elle n’avait été qu’une terre nourricière en plein désert. Bien avant le percement du canal de Suez et la découverte du Cap de Bonne Espérance, le delta du Nil servait de lieu de transit pour les marchandises venues de l’Orient et dont raffolaient les Européens [Fanchette, 1997].

Une année passée au Nigeria à mettre en place un programme de recherche sur le delta du Niger m’a éclairée sur le rôle de transit des fleuves dans les deltas, mais surtout de l’impossible mise en valeur des deltas pétroliers dans le contexte encore très fort du contrôle des Occidentaux sur les ressources minières en Afrique et de la défaillance étatique dans un pays où la notion de nation est quasi inexistante.

Les deltas très peuplés : atouts et contraintes pour le peuplement

C’est dans les deltas et les vallées irriguées de l’Asie des moussons et du delta du Nil que l’on trouve les plus fortes densités de populations rurales au monde sur de larges espaces. De façon contradictoire, c’est le long des fleuves les plus dangereux, tels le fleuve Rouge (Viêt-nam), le Yang Tsé (Chine) et le combinat Gange-Bramahpoutre (Bangladesh) que le peuplement est le plus ancien et les charges humaines sont les plus importantes [Fanchette, 2004].

Les avantages que les deltas offrent à l’occupation humaine sont nombreux : des terrains plats périodiquement enrichis de limons de crue à haute teneur organique, des possibilités d’irrigation à partir des bras fluviaux et de la nappe phréatique peu profonde, une pénétration facilitée par les voies d’eau naturelles, une forte productivité biologique qui se traduit en particulier par une grande richesse ichtyologique... [Paskoff, 2003].

Les deltas très peuplés d’Asie, et dans une moindre mesure d’Afrique ou d’Amérique, constituent des zones stratégiques pour les États qui les contrôlent et les populations qui les habitent. Leur position sur les grandes routes commerciales maritimes leur a permis, depuis des temps reculés, d’intégrer les grands réseaux du commerce international. Le grand nombre d’artères fluviales y a favorisé la circulation, les transports et les échanges bien avant le développement des routes et chemins de fer. Dans le delta du Mississippi, de nombreux ports fluviaux permettent de drainer la production d’un immense bassin de production [Bethemont, 2000].

Ces deltas ont été le berceau de nombreuses et riches civilisations et de sociétés qui se sont adaptées aux dangers des crues et qui ont appris à vivre avec la submersion des terres. Certaines sociétés plus touchées que d’autres ont développé ce que l’on pourrait appeler une véritable culture du risque.

Les contraintes hydrauliques et pédologiques y sont toutefois nombreuses : des inondations catastrophiques d’origine fluviale ou maritime, notamment dues aux typhons en Asie et aux cyclones en Amérique, l’insalubrité liée à l’existence des marécages, l’impénétrabilité de la mangrove et la salinité souvent élevée des terres et leur instabilité, due à la subsidence et à l’apport des alluvions fluviales [Paskoff, 2003]. Aux embouchures, les deltas progressent en général de 50 à 100 cm par an sur la mer, à des rythmes variant selon l’endiguement ou non, selon l’importance de leur charge alluviale. Le lit des cours d’eau finit par se percher au-dessus de la plaine deltaïque, ce qui favorise les défluviations.

Le Bangladesh et le Viêt-nam sont gravement touchés par les typhons. Quand ceux-ci apparaissent au moment où les pluies de moussons sont à leur maximal, les dangers de submersion sont encore accrus. On estime qu’au Viêt-nam, 5 % à 10 % du PNB sont perdus chaque année à cause de ces désastres et que 70 % de la population est vulnérable [Marshall, 1999].

Par ailleurs, le manque d’eau en saison sèche dans les deltas des moussons devient crucial. La croissance des besoins en eau se fait sentir, non seulement en raison de l’intensification des systèmes de culture (deux à trois récoltes par an), mais de la croissance de la population urbaine et du développement de l’industrie, très grande consommatrice d’eau. Des pays comme la Thaïlande ou l’Inde, et même le Bangladesh avec des débits hivernaux qui ne dépassent guère les 6 000 m3/s, souffrent donc du manque d’eau en saison sèche et comptent sur des barrages de retenue.

Les aménagements hydrauliques pour contenir les crues et limiter les inondations

Selon la configuration hydraulique des fleuves, le niveau des techniques et les types d’organisation des sociétés, les deltas ont été aménagés à des époques plus ou moins anciennes. L’aménagement par l’homme implique un contrôle des crues, un drainage des secteurs d’eau stagnante et, éventuellement, une irrigation des espaces cultivés. Dans le delta du fleuve Rouge, on compte 3 000 km de digues pour protéger les plaines des débordements de crue et 1 500 km de digues côtières pour enrayer la violence des vagues pendant les typhons. Ces travaux ont commencé il y a plus de 1 000 ans. L’Etat viêt-namien a pu à certaines époques mobiliser une main-d’œuvre très nombreuse pour construire et entretenir ces ouvrages. Dans le delta du Nil, le gouvernement de Mohamed Ali, au début du XIXe siècle, était parvenu à réquisitionner le quart de la population masculine en âge de travailler pour curer et construire les canaux nécessaires à l’irrigation du coton. Dans le delta du Mississippi, dès la fin du XIXe siècle, sous l’égide de la Mississippi River Commission, tout un système de digues, qu’il fallut perpétuellement rehausser, fut construit pour dompter ce fleuve puissant dont le bassin couvre 41 % du territoire des États-Unis. La Nouvelle-Orléans, située en dessous du niveau du fleuve et du lac Ponchartrain, commença à être protégée dès le XVIIe siècle.

À partir de la seconde partie du XXe siècle, de nombreux barrages ont été construits par des gouvernements pour contenir les crues, à la fois pour protéger les populations des deltas contre la submersion, mais aussi pour emmagasiner de l’eau pour l’irrigation en période de sécheresse. Des déversoirs ont été établis pour dévier les trop fortes crues et protéger des zones peuplées en cas de crue trop élevée. Dans le delta du fleuve Rouge, un des défluents du fleuve, la rivière Day, est prévu pour recevoir les excédents de la crue afin de protéger Hanoï située en aval. Cette diversion des eaux peut inonder une zone de 70 000 hectares où vivent environ 38 000 personnes [Marshall, 1999].

Avec la recherche accrue de la sécurisation par des techniques modernes (barrages, digues et appareils sophistiqués de prévision des crues), l’extension des superficies cultivées et habitées, la canalisation des rivières et des artères fluviales, les deltas ont accueilli des densités démographiques très élevées et sont devenus des centres économiques névralgiques pour de nombreux pays. Les foules humaines qui y vivent, même dans des conditions difficiles, peuvent atteindre à peu près l’autosuffisance alimentaire et produire pour le marché. Les deltas sont considérés comme les « bols de riz » de pays tels que le Viêt-nam ou la Thaïlande.

Pourquoi se soucier aujourd’hui de la vulnérabilité des deltas ?

Plus d’un tiers de la population mondiale vit dans des zones à risque. La moitié de ces personnes subit les méfaits des inondations et des cyclones tropicaux [Thouret, 1995, p. 21]. L’entassement de multitudes dans les deltas de l’Asie des moussons [2] et en Égypte, les lourds investissements industriels et pétroliers dans les deltas du Niger ou du Mississippi et la littoralisation de la population et de l’économie en Chine augmentent la vulnérabilité des populations, en raison des dangers croissants de submersion.

Les catastrophes telles que le tsunami en Asie du Sud et du Sud-Est de décembre 2004, qui a causé la mort de plus de 230 000 personnes, et l’ouragan Katrina qui a déferlé sur la Louisiane en septembre 2005 et a détruit les digues du lac Ponchartrain qui protégeaient La Nouvelle-Orléans, apportant son lot de morts et de destructions, ont montré l’importance de la responsabilité politique des aménageurs et des décideurs, mais aussi celles des entrepreneurs privés. Elles ont surtout montré que, malgré tous les efforts entrepris par l’homme pour dompter les fleuves, protéger les basses plaines de la violence des mers et des ouragans, par des aménagements lourds et sophistiqués, les risques persistent.

Deux phénomènes concomitants augmentent la vulnérabilité des populations deltaïques et remettent lourdement en question l’efficacité des grands aménagements hydrauliques de protection contre les inondations. Le défrichement des pentes de l’amont du bassin versant qui accélère l’alluvionnement en contrebas, l’urbanisation et l’artificialisation des plaines du fait de l’installation des infrastructures hydrauliques et de communication sont les principales causes humaines. Mais la nouvelle menace qui règne sur les plaines surbaissées est l’élévation du niveau de la mer causée par le réchauffement de la planète.

Les effets secondaires des ouvrages hydrauliques

L’endiguement des fleuves jusqu’à leur embouchure limite les débordements des crues et la divagation des cours. Toutefois, la construction des digues en canalisant la crue exhausse le lit du fleuve, du fait du dépôt des alluvions. Cela implique de relever systématiquement la hauteur des digues pour contenir la crue, ce qui fragilise ces infrastructures dont les fondations ne permettent pas une telle élévation. Par ailleurs, le niveau de la crue s’élève car elle est contenue. Dans le delta du fleuve Rouge, dans certains endroits, le fleuve coule à plus de 6 mètres au-dessus des plaines. Les risques de brèches augmentent, rendant plus vulnérables les populations. Le service des digues du Viêt-nam a décidé de ne plus élever les digues au-delà de 14 mètres [Marshall, 1999].

L’endiguement des fleuves et, dans une grande mesure, la construction des barrages, qui piègent jusqu’à 70 % des alluvions dans le cas du Nil, interdisent l’étalement des alluvions lors des crues. On assiste dans de nombreux cas à un recul du rivage des deltas, à un appauvrissement des sols qui ne bénéficient plus d’apports en limons fertiles et augmentent les problèmes de drainage dans les casiers hydrauliques fermés. Cette considérable réduction des apports alluvionnaires dans ces deltas fait que la subsidence naturelle s’aggrave. Elle est d’autant plus rapide dans les deltas où l’exploitation de la nappe aquifère ou pétrolière est active.

Enfin, si la construction des digues le long des fleuves à crues dangereuses permet de contenir les eaux, ils rendent difficilement le drainage en saison des pluies. Le cas du delta du fleuve Rouge est symptomatique à cet égard. En effet, les casiers hydrauliques sont fermés par les digues et l’évacuation des eaux pluviales doit s’effectuer par un système de buses et d’écluses qui n’est plus très opérationnel.

L’extension du peuplement vers les marges fragiles des deltas et les zones inondables

L’extension du peuplement vers les marges deltaïques les plus basses, telles les zones de mangrove, met en danger les populations. Les défrichements opérés par les paysans sans terre et les producteurs de crevettes dans les deltas d’Asie (ceux du Bengale ou du Mékong notamment), la diffusion des machines performantes pour l’abattage des palétuviers et l’installation de complexes touristiques sur le littoral sont à l’origine de la destruction massive des mangroves et de la fragilisation des zones côtières des deltas les plus menacés par les typhons et les cyclones.

Les espaces tout juste gagnés sur la mer, tels les chars dans le delta du Bengale, émergeant à peine et instables à cause de la divagation des chenaux de marée, font l’objet d’une occupation humaine nombreuse que l’on estime à 5 millions de personnes. Ils seront balayés par les eaux à l’occasion du premier cyclone. Des experts réunis en février 2005, dans le cadre du troisième symposium sur les zones humides asiatiques (Asian Wetlands Symposium), ont montré que le rôle de brise-lames joué par les mangroves avait atténué l’impact des vagues lors du tsunami qui a dévasté l’Asie du Sud et du Sud-Est en décembre 2004 [3].

Les mangroves et les marais jouent, en effet, un rôle important pour la protection des littoraux deltaïques, elles freinent l’érosion maritime et limitent l’impact des vagues lors de l’avènement de cyclones. De plus, la mangrove joue un rôle de premier plan dans l’extension de la terre aux dépens de la mer. En colonisant rapidement les vasières, elle accroît l’accrétion car elle retient et fixe les particules en suspension [Paskoff, 2003].

L’urbanisation et l’industrialisation rapide des littoraux et des deltas

Les deltas offrent une grande diversité de sites où des villes ont été établies, sans pour autant constituer des milieux facilement aménageables, ne fut-ce pour des raisons hydrauliques ou sanitaires. C’est dans les deltas déjà très peuplés que les capitales ont été érigées, souvent à l’apex ou au moins dans les zones élevées pour être à l’abri des inondations [Bethemont, 2000]. Si la protection des zones urbanisées par des digues et autres aménagements hydrauliques lourds développe un sentiment de sécurité chez les populations, l’agglomération de l’habitat dans ces zones et l’investissement de plus en plus important de capitaux dans les zones industrielles ne fait que renforcer leur vulnérabilité.

Les grandes villes, qui avaient été construites à l’abri des inondations sur les terres les plus élevées, doivent s’étendre sur leurs marges surbaissées à grands frais de remblaiement qui ne font que reporter les risques sur les parties les plus basses [Fanchette, 2004]. Avec l’extension spatiale des villes, les deltas subissent des phénomènes d’affaissement des sols et de submersion. Des prélèvements considérables d’eaux souterraines sont à l’origine de la subsidence du sol à une vitesse de plusieurs millimètres par an, comme c’est le cas à Bangkok et à Shanghaï [Paskoff, 2003]. Certains projets d’aménagement industriels ont dû être remis en cause dans la périphérie de Hanoï à la suite des inondations de l’été 2002.

La présence des champs pétroliers du delta du Mississippi augmente la vulnérabilité des populations en cas de cyclone. 8 000 milles carrés situés entre La Nouvelle-Orléans et Bâton Rouge portent le nom de « zone morte » en raison de la présence de 140 usines de produits chimiques très polluantes [4]. Lors des inondations et de la destruction des infrastructures pétrolières, les hydrocarbures sont largement dispersés dans l’espace via les réseaux fluviaux. De plus, le fleuve est déjà reconnu comme l’un des plus pollués du pays.

Dans le delta du Niger, dont les infrastructures pétrolières sont pour la plupart dans un état déplorable, les déversements de pétrole affectent les populations et les activités agricoles et piscicoles. La régression rapide de la côte est pour partie due à la baisse de l’alluvionnement, mais aussi à des phénomènes d’affaissements provoqués par l’activité pétrolière, le dynamitage des zones prospectées et l’acheminement des bateaux pétroliers.

L’élévation du niveau de la mer

Avec l’élévation attendue du niveau de la mer - que les experts estiment à une fourchette de 14 et 80 cm, selon les zones -, les dangers de submersion des plaines côtières iront croissants. Elle va activer l’érosion des côtes et des berges et la salinisation des marges littorales des plaines deltaïques. Des estimations avancent l’éventualité, dans le cas du delta du Bengale qui compte des densités très élevées (1 000 hab/km2), d’une submersion qui concernerait une vingtaine de millions d’habitants, devenus alors réfugiés écologiques. Certains experts comme R. Paskoff [2001] jugent ces estimations fantaisistes car elles ne tiennent pas compte de l’évolution morphosédimentaire en cours dans le delta.

À la différence du delta du Gange-Bramahpoutre, celui du Nil est entré depuis cent cinquante ans dans une phase de destruction, due à des activités humaines (notamment le quasi-arrêt de l’apport d’alluvions du fait du barrage d’Assouan), dont les effets ne pourront être qu’accélérés par l’élévation attendue du niveau de la mer. Ici, le danger provient de l’envahissement progressif des terres basses, qui représentent 15 % de la superficie totale du delta, par la mer suite à l’érosion de la côte [Paskoff, 2003].

Il faut s’attendre aussi à ce que l’évolution du climat induise aussi des modifications dans la force et la direction des vents, donc de l’énergie et du sens de propagation des houles, avec des conséquences sur le comportement des rivages. Dans la zone tropicale, la fréquence et la magnitude des cyclones pourraient être accrues en raison du réchauffement de la surface des eaux marines. Ces phénomènes ne vont qu’aggraver la vulnérabilité des deltas, et notamment ceux supportant de fortes densités de populations [Paskoff, 2001].

La recherche de nouveaux moyens pour protéger les plaines très peuplées des deltas

Si les grands complexes hydrauliques ont permis dans une certaine mesure de protéger les populations et les plaines contre les crues ou les sécheresses (dans le cas des barrages), dans le nouveau contexte de l’augmentation des inondations, de l’élévation du niveau de la mer, de la croissance démographique et de l’artificialisation du milieu deltaïque, ils ne sont plus suffisants et leur efficacité, voire leur viabilité, est parfois gravement mise en cause. Si face à l’élévation du niveau de la mer, les pays riches, tels les Pays-Bas, ont choisi de résister et non de se replier, les pays plus démunis devront faire appel à l’aide internationale pour installer des ouvrages lourds de protection des littoraux. « Les Pays-Bas ont des ressources suffisantes pour se payer le luxe de résister sur toute la longueur de leur côte en s’efforçant de ne pas dénaturer leur environnement. Ailleurs, la lutte devra se limiter aux secteurs littoraux occupés par de grandes agglomérations urbaines ou par des complexes industrialo-portuaires étendus, en ayant principalement recours aux ouvrages lourds de défense dont l’efficacité est avérée » [Paskoff, 2001, p. 150].

Dans le delta du fleuve Rouge, partant du constat que la plupart des digues ont été construites il y a longtemps avec des matériaux locaux et des techniques qui ne peuvent éviter les affaissements, les fuites et les brèches, que bon nombre d’écluses de drainage qui passent sous les digues sont obsolètes et sérieusement abîmées, on ne peut plus compter uniquement sur elles pour remplir leur rôle de protection. D’autres politiques d’accompagnement doivent être instaurées [Dang Quang Tinh, 1999].

Les ouvrages hydrauliques lourds nécessitent pour être efficaces un certain niveau d’organisation sociale et une concertation avec les populations riveraines. Dans les sociétés autoritaires, cette concertation n’existe pas et les populations, souffrant des effets secondaires des ouvrages hydrauliques, peuvent se rebeller. Il arrive aux paysans du delta du Bengale de faire des brèches dans les digues pour, soit activer le drainage de leurs terres ennoyées au sein des casiers, ou pour tout simplement bénéficier de la richesse des alluvions apportées par les crues [5].

De plus, dans le cadre de la décentralisation politique ou de systèmes politiques de type fédéral peu fonctionnels, l’entretien des grands ouvrages hydrauliques laisse parfois à désirer ce qui augmente les risques de dégâts. Les récentes catastrophes ont aussi montré l’incapacité des gouvernements, même celui des Etats-Unis, dont les efforts n’ont pas été ménagés dans l’histoire pour tenter de domestiquer le Mississippi, à faire face à la fureur des mers et des fleuves du fait des choix désastreux en matière de contrôle des digues. D’autres catastrophes, telles que les inondations dévastatrices de l’an 2000 dans le Mékong, ont poussé la Commission du fleuve Mékong à adopter une nouvelle stratégie pour limiter les effets des inondations.

Le Viêt-nam, connu pour son savoir-faire en matière de construction de digues, commence à rechercher de nouvelles stratégies pour protéger les populations contre les inondations. Un plan d’action stratégique pour limiter les effets des inondations a été mis en place sous l’égide du Département de gestion des digues et du contrôle des inondations et des tempêtes du ministère de l’Agriculture et du PNUD. Elles reposent sur un meilleur entretien des digues existantes, tout en sachant que leur élévation ne peut plus s’effectuer, car trop risquée, l’édiction de lois pour interdire la construction dans les zones inondables, et sur l’organisation de systèmes d’alerte décentralisés ou de sensibilisation des populations. Pour les fleuves internationaux, comme le Mékong, on compte sur la coopération entre pays riverains pour diffuser les informations en matière de crues.

Dans le delta du Bengale et celui du Mékong où l’endiguement est limité, les populations ont depuis toujours appris à vivre avec les crues. Dans les zones les plus vulnérables, des abris sont construits sur des zones surélevées pour que les populations puissent s’y installer temporairement en cas d’inondations. Des systèmes d’alertes très sophistiqués sont mis en place pour prévenir les populations à temps.

Depuis le tsunami de décembre 2004, de gros efforts ont été faits en la matière dans l’Asie des moussons. Les programmes de protection des populations nécessitent toutefois une coopération entre les différents niveaux de la hiérarchie administrative et entre les services, mais surtout entre les pays riverains. Les conflits géopolitiques entre le Bangladesh et l’Inde jouent en la défaveur de la mise en place d’un tel système. Ils impliquent aussi un certain degré de prise d’initiative par les populations et par les collectivités locales. Le désengagement des gouvernements, au profit des régions ou des collectivités, et des organismes donateurs, qui jusqu’à récemment géraient des budgets énormes pour la construction de ces infrastructures, paraît nécessaire.

Vivre avec les inondations signifie une refonte totale des politiques d’aménagement du territoire hydraulique et du contrôle foncier, mais aussi de l’organisation politique et de la prise en charge par les populations de leurs propres territoires.

Bibliographie

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 DANG QUANG Tinh, Actes du séminaire international sur la « protection contre les inondations et crues au Viêt-nam : les besoins et la contribution possible de nouvelles technologies avancées de modélisation », Hanoï, 16 novembre 1999.

 FANCHETTE S., « Le delta du Nil densités de populations et urbanisation des campagnes », Urbama, fascicule de recherche n° 32, 1997, 389 p.

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 GOUROU P., Les Paysans du delta Tonkinois. Étude de géographie humaine, Publication de l’École française d’Extrême-Orient, Paris, 1936, 666 p.

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 PASKOFF R., L’Élévation du niveau de la mer et les espaces côtiers. Le mythe et la réalité, Institut océanographique, 2001, 191 p.

 PASKOFF R., Les Littoraux, impact des aménagements sur leur évolution, Armand Colin, Paris, 2003 (3e édition).

 RECLUS E., La Nouvelle Géographie universelle. La Terre et les hommes, l’Afrique septentrionale, le bassin du Nil, tome X, Hachette, Paris, 1885.

 THOURET J.-C., « Les phénomènes naturels dommageables : approche globale, bilan et méthodes de prévention », in BAILLY A. (dir.), Risques naturels, risques de sociétés, Economica, Paris, 1995, p. 19-34.

 WITTFOGEL K., Le Despotisme oriental, Minuit, coll. « Argument », Paris, 1964 (réédition 1977).


[1Ancienne dénomination du delta du fleuve Rouge.

[2L’Asie des moussons continentale concentre plus de la moitié de l’effectif de l’humanité

sur un territoire relativement limité qui correspond grosso modoau cinquième du continent africain. Cette population se regroupe principalement dans des plaines et des deltas, formés par les alluvions transportées par de grands fleuves qui ont pris leur source dans l’immense château d’eau qu’est le massif himalayen.

[3é

Pierre PRAKASH, « La mangrove, brise-lames à réhabiliter », Libération, 12février 2005.

[4Louis-Gilles FRANCŒUR, Agence Reuters, édition du samedi10 et du dimanche 11septembre 2005, www.ledevoir.com

[5Voir plus loin l’article de Shapan Adnan.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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