Les conséquences géopolitiques pour le Mexique de la politique états-unienne de Homeland Security

par Rodrigo Nieto-Gomez

Depuis les années 1990, le gouvernement mexicain a conduit une politique destinée à « ancrer » le Mexique à l’Amérique du Nord. L’ALENA avait, sans doute, entériné ce basculement vers le nord. Cependant, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont ébranlé ce dessein. C’est pourquoi, depuis 2002, le Mexique participe activement avec les États-Unis et le Canada à la mise en place d’un dispositif à l’échelle du continent, afin de appliquer à l’ensemble de l’hémisphère Nord, les principes de la Homeland Security. Cela présente tout une série de défis pour la géopolitique de la région et en particulier pour le Mexique, concernant les frontières, la protection stratégique du territoire, la migration et la politique énergétique du continent.

Abstract : Geopolitical consequences for Mexico of the United States’ Homeland Security policy

Since the 1990s, the Mexican government led a politics intending to anchor Mexico to Northern America. The NAFTA had, without a doubt, endorsed the swing to the North. Nevertheless, terrorists’ attacks of September 11th 2001 disturbed this plan. That is the reason why since 2002, Mexico actively participates with the United States and Canada in the setting up of a system on a continent scale, in order to apply to the entire northern hemisphere, the principles of the Homeland Security. This plan of action presents a series of challenges for regional geopolitics and in particular for Mexico, regarding borders, territorial strategical protection, migration and the continent’s energy politics.

Article complet

La nouvelle politique de sécurité du territoire national (Homeland Security) des États-Unis, élaborée en réponse aux attentats terroristes du 11 septembre 2001, compromet-elle l’appartenance récemment acquise du Mexique à l’Amérique du Nord ? Avec la destruction des tours du World Trade Center et une des cinq faces du Pentagone, fut également détruite une représentation géopolitique états-unienne toujours présente dans le dispositif de sécurité : la protection « quasi insulaire » que deux grands océans et deux voisins amicaux lui garantissaient. The National Strategy for Homeland Security que la Maison Blanche a présenté en 2002 fait clairement référence à ce changement fondamental. Ainsi, cette insularité ouvre la voie à une nouvelle représentation contenue dans le néologisme de la Homeland Security, concept dans lequel le territoire de l’Union américaine est considéré comme un foyer assiégé - le choix du mot « homeland » n’est pas arbitraire - qui doit être défendu.

Cette nouvelle conception du territoire était préjudiciable aux intérêts de ses deux voisins, étant donné que, dans cette vision, les États-Unis cherchaient à se « barricader », afin d’éviter une possible attaque terroriste. À l’évidence, la « forteresse Amérique », comme on l’appella, s’opposait à bien des égards aux politiques d’intégration qui se mettaient en place, dans la région nord-américaine, depuis les années 1990, dans le cadre de l’ Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Dans le cas du Mexique, le « verrouillage » de son principal marché portait directement atteinte à son modèle actuel de développement, orienté vers l’exportation.

Dans les jours qui ont suivi le 11 septembre 2001, il fut possible de prendre la mesure des conséquences néfastes qu’une telle politique pouvait avoir pour les trois partenaires (Mexique, États-Unis, Canada). Durant ces quelques jours, les nouvelles mesures de sécurité mises en place à la frontière dessinèrent un scénario peu engageant pour l’avenir économique de la région, affectant également la coopération trilatérale dans bien d’autres « secteurs », notamment, dans celle très importante de la sécurité.

Depuis la mise en place de cette nouvelle politique, une alternative à la représentation d’une « forteresse Amérique », prenant en compte la profonde - bien qu’asymétrique - interdépendance entre les trois pays de la zone de libre-échange de l’Amérique du Nord, a été recherchée. En son absence, non seulement les économies des trois pays se verraient affectées par les nouvelles modalités de contrôle aux frontières, mais les objectifs même de sécurité des États-Unis pourraient en être compromis. Comme le signale Peter Andreas, la difficulté majeure pour lutter contre l’entrée de terroristes sur le territoire nord-américain réside dans le fait qu’ils ont recours aux mêmes moyens technologiques et voies de circulation que ceux utilisés par les trois économies fortement interdépendantes. C’est pourquoi, pour combattre le terrorisme sans que les mesures mises en place n’entravent la circulation légale des biens et des marchandises, l’économie et la sécurité devaient cesser d’être dissociées [Andreas, 2003].

Ainsi, à partir de 2002, le concept de « périmètre de sécurité nord-américain » a été présenté comme une alternative à la « forteresse Amérique », comme un compromis entre la nouvelle politique de Homeland Security des États-Unis et la nécessité de maintenir les frontières ouvertes au commerce et aux personnes qui circulent légalement dans la zone de l’ALENA. Cette nouvelle étape dans l’intégration régionale cherche à créer une frontière extérieure commune entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, dans laquelle le Canada et le Mexique se promettent de participer à la mise en œuvre de la politique de sécurité, en « déplaçant » les contrôles à l’échelle de l’hémisphère nord.

Le gouvernement du Mexique a non seulement souscrit à cette construction, mais il en a été un fervent partisan, considérant que cette stratégie était utile pour consolider la position du Mexique en Amérique du Nord. Jorge Castañeda, alors ministre des Affaires étrangères, dit très clairement que la position du Mexique était « d’avancer le plus loin possible dans la continentalisation [des questions de sécurité] ». D’aucuns ont même considéré « le 11 septembre 2001 comme une opportunité historique pour repenser l’antiaméricanisme mexicain et hémisphérique » [Valdés Ugalde 2002]. Le Sud mexicain acquiert ainsi un nouveau rôle stratégique. Seule frontière terrestre du périmètre de sécurité nord-américain, la région concentre, également, la plus grande partie du patrimoine énergétique du Mexique. En ce sens, elle constitue un territoire dont le contrôle est essentiel pour assurer la politique de sécurité énergétique nord-américaine.

Afin de pouvoir expliquer les conséquences de ce changement fondamental, il est indispensable de comprendre tout d’abord comment le 11 septembre a mis en péril la « translation géopolitique » entreprise par le gouvernement mexicain et comment, avec la mise en place du « périmètre de « sécurité », le Mexique espère déplacer la pression qui s’exerce sur sa frontière nord vers la frontière sud, au nom de la doctrine de « responsabilité partagée ».

La « translation » géopolitique du Mexique

L’appartenance du Mexique aux deux ensembles territoriaux américains - Amérique du Nord et Amérique latine - est incontestable. D’un côté, pour les Mexicains, il n’y a aucun doute : le Mexique est le troisième pays de l’Amérique du Nord, comme on l’enseigne dans les écoles, en accord avec le programme officiel. Il est membre de l’ALENA et, paradoxalement, son identité nord-américaine s’est affermie après les pertes territoriales infligées par les États-Unis au XIXe siècle. Celles-ci ont accentué le sentiment d’appartenance du Mexique à l’Amérique du Nord, avec un regard fixé en permanence sur les territoires perdus. De l’autre côté, le pays s’identifie pleinement à l’ensemble des pays rassemblés sous le vocable « Amérique latine », pour des raisons historiques et culturelles évidentes : entre autres, la langue, la « race », la colonisation, la culture indigène, la religion catholique. Par le jeu des représentations, le Mexique a été capable de redéfinir, non sans tensions, son appartenance à l’un ou l’autre des deux ensembles auxquels il appartient.

C’est ainsi que, durant les sexennats de Luís Echeverría Álvarez (1970-1976) et de José López Portillo (1976-1982), le gouvernement mexicain a construit un discours nettement latino-américain et conforme au climat de l’époque. Il se définissait comme un pays du « sud », du « tiers monde » et « non aligné ». On en veut pour preuve la politique extérieure très active menée par le Mexique en Amérique latine, soutenant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, se solidarisant avec les gouvernements de Salvador Allende au Chili et de Fidel Castro à Cuba, en opposition ouverte à la politique des États-Unis dans la région. Comme le dira Fidel Castro en 1980 : « Mexico a été un des porte-drapeau les plus décidés dans la lutte pour un nouvel ordre économique mondial. Le Mexique a été et reste le représentant des intérêts des peuples de ce qu’on appelle le soi-disant tiers monde. Le Mexique, au sein de l’Amérique latine et de la Caraïbe, est un ami sincère de tous nos peuples, un fervent défenseur de ses intérêts et occupe la tranchée sur des milliers de kilomètres à la frontière même des États-Unis. C’est pour cela, pas seulement en raison de sa politique internationale, mais aussi géographiquement, que le Mexique est en première ligne dans la défense de la souveraineté et des intérêts de nos peuples. » En politique extérieure, le Mexique orientait alors tous ses efforts pour se définir comme un pays qui avait plus à voir avec ses voisins du Sud que ceux du Nord. Son appartenance au « tiers monde » était un motif d’orgueil et, dans les représentations géopolitiques de l’époque, son appartenance à l’Amérique du Nord n’était pas mentionnée.

À la fin des années 1980, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle élite politique, formée principalement dans les universités états-uniennes, a transformé profondément la relation du Mexique avec le nord et le sud du continent américain. Peu à peu, dans un processus qui n’a cessé de s’approfondir, le gouvernement du Mexique a décidé de mettre de côté les théories du desarrollismo et de la dépendance et de cesser de « résister » au Nord, pour en faire partie.

C’est pourquoi une des singularités de l’abandon généralisé des théories cépaliennes dans l’ensemble de l’Amérique latine est que, au Mexique, l’acceptation du modèle économique libéral s’est accompagnée d’un « basculement » de l’Amérique latine vers l’Amérique du Nord. Ce mouvement fut un acte conscient, destiné à « amarrer » le destin du Mexique à une région économiquement plus performante et avec un niveau de développement beaucoup plus haut, à laquelle il appartenait déjà de facto, sinon de jure.

Nous ne reviendrons pas sur la mise en place du traité de libre-échange. Rappelons seulement que ce « basculement » s’inscrit dans le contexte de la fin de la guerre froide et du début de la « guerre économique ». Cela a eu deux conséquences pour la géopolitique du Mexique, qui ont contribué à son rapprochement de l’Amérique du Nord.

D’une part l’affirmation des États-Unis comme seule superpuissance mondiale a signifié, pour le Mexique et beaucoup d’autres nations, qu’il était plus difficile d’établir les équilibres nécessaires pour faire contrepoids à l’énorme force du « colosse du Nord ». En tout état de cause, à cette époque, le Mexique dépendait déjà largement du marché états-unien, mais l’absence d’un cadre institutionnel assujettissait, année après année, les accords douaniers aux haut et bas de la politique interne états-unienne. D’autre part, dans la représentation de la « guerre économique par blocs » qui se profilait comme substitut à la « guerre froide », l’exemple de l’Union européenne a rendu intéressant la négociation d’un accord de libre-échange entre les trois pays de l’Amérique du Nord. Ce n’est pas un hasard si le traité de Maastricht est entré en vigueur le premier novembre 1993 et l’ALENA seulement deux mois plus tard. [Salinas de Gortari, 2000]. Toutefois, si ce « déménagement » du Mexique vers l’Amérique du Nord eut comme axe fondamental l’intégration économique de la région, on ne peut pas le réduire exclusivement à l’accord commercial.

En ce qui concerne le rapprochement stratégique, l’intégration amena l’armée mexicaine à modifier ses manuels de guerre qui, jusque dans les années 1980, représentaient les États-Unis comme le seul « ennemi naturel » du Mexique [Schulz, 1997]. Militairement, le Nord cessa d’être considéré comme une menace, en ouvrant la voie à la coopération en matière de défense, mise à profit aujourd’hui dans le contexte de la création du périmètre de sécurité. Sans aucun doute, le levier le plus utile pour cette mutation fut le changement dans la manière de se représenter au Mexique, la migration mexicaine vers les États-Unis. Exclue jusqu’alors du discours public, la question migratoire a acquis un poids fondamental dans la nature des relations entre les deux nations. Le gouvernement a fortement inclus cette question dans son discours. En moins d’une décennie, les migrants ont cessé d’être considérés comme des traîtres pour se transformer en héros nationaux. On commença même à parler de la « diaspora mexicaine » afin de gommer la ligne de partage entre les Mexicains et les Mexicains-Américains.

Le 9 avril 1989 fut publié l’« Accord en faveur de l’application d’actions destinées à améliorer les services publics fédéraux dans les frontières, ports maritimes et aéroports internationaux du pays », fruit de la première grande négociation entre le gouvernement fédéral mexicain et la représentation de la communauté mexicaine et mexicano-américaine aux États-Unis. Cet accord donna lieu à ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « programme Paisano [1] », conçu pour éliminer graduellement « toutes formes de violence, d’extorsion, de vol, de corruption et d’arrogance exercées par des fonctionnaires des diverses administrations fédérales à l’égard de leurs compatriotes lors de leur retour au pays ». Le programme, toujours en vigueur, est l’un des canaux du dialogue permanent du gouvernement mexicain avec « sa diaspora ». Le rapprochement du gouvernement mexicain vers les Mexicains des États-Unis fut officialisé dans le plan national de développement 1994-2000 qui établit pour la première fois que « la nation mexicaine dépasse le territoire délimité par ses frontières ».

La réforme constitutionnelle de 1998 a poursuivi dans la voie de la « réunification » de la communauté mexicano-américaine avec le reste des Mexicains. La nouvelle rédaction de l’article 30 autorise désormais l’obtention d’une nouvelle nationalité sans perdre la nationalité mexicaine. Ce droit à la « double nationalité » s’étend jusqu’à la première génération des Mexicains (Mexicains-Américains) nés sur le territoire des États-Unis. La création de l’Institut des mexicains à l’étranger en 2003 et la réforme législative de 2005 pour permettre le vote des Mexicains à l’extérieur du Mexique sont deux autres actions phare du gouvernement de Fox, destinées à approfondir ces liens.

Au niveau local, les faits sont encore plus éloquents. Dans le cas de l’État de Zacatecas, les migrants sont représentés depuis 2003 par deux « députés migrants » dans le congrès local. Ils sont élus par la communauté originaire de l’État, résidants aux États-Unis. Cela ne surprend guère car, « dans l’actualité, les clubs de migrants de Zacatecas sont l’organisation sociale et politique la plus importante que les Mexicains aient créé à l’étranger » [Moctezuma, 2004]. Ils possèdent une influence considérable sur leurs communautés d’origine (voir Laurent Faret dans ce même numéro). Étant donné que la défense des droits des Mexicains aux États-Unis ne provoquait pas de polémique, elle est devenue un outil privilégié pour le gouvernement, pour avancer dans l’intégration nord-américaine.

Pour autant, cette nouvelle « appartenance nord-américaine » du Mexique est loin d’avoir eu l’appui unanime de toutes les forces politiques du pays. Elle a suscité de très vifs débats entre une « gauche latioaméricaniste » représenté par le PRD (gauche nationaliste, née de la scission du Parti de la révolution institutionnelle - PRI - en 1988) et d’une droite « pro-américaine » rassemblée principalement dans le Parti d’action nationale (PAN), parti politique que l’aile conservatrice du parti républicain états-unien perçoit véritablement comme sa contre-partie mexicaine, à tout le moins au niveau idéologique.

Le cas du PRI (parti issu de la révolution mexicaine qui gouverna le Mexique de 1929 à 2000) mérite que l’on s’y arrête, en raison du conflit qui le traverse. Le parti, autrefois « bulldozer », se trouve aujourd’hui fortement divisé en deux groupes qui représentent deux modèles opposés de développement et deux visions contradictoires de la « position géographique » du Mexique. L’« aile technocratique », à laquelle ont appartenu les présidents Carlos Salinas de Gortari (1988-1994) et Ernesto Zedillo Ponce de León (1994-2000) et qui est aujourd’hui représentée par les gouverneurs du nord du pays (Natividad González ou Edouardo Bours), est clairement « pro-américaine », tandis que l’aile nationaliste défend jalousement la souveraineté contre tout empiétement des États-Unis. Les anciens gouverneurs de Puebla (Manuel Barlett Diaz) et d’Oaxaca (José Murat Casab) en sont les porte-parole les plus en vue. Cet écart s’est régulièrement manifesté lorsque le gouvernement du Mexique a aligné sa politique extérieure concernant l’Amérique latine sur celle des États-Unis. Citons deux exemples.

Durant le sexennat du président Ernesto Zedillo Ponce de León (1994-2000), premier président mexicain de l’ère de l’ALENA, le gouvernement mit fin à la « relation historique » qu’il entretenait avec Cuba. Ce refroidissement dans les relations entre les deux nations fit dire à Fidel Castro, en décembre 1998, que le Mexique avait décidé de « faire partie du club des riches » au détriment de ses liens avec l’Amérique latine et que « les enfants du Mexique en savaient plus sur Mickey Mouse que sur les héros de la patrie », se référant au colonialisme culturel que les États-Unis exerceraient sur le Mexique. Pour lui, « le Mexique changeait ses voisins pauvres pour des voisins riches ».

Plus récemment, durant le IVe sommet des Amériques en novembre 2005 à Mar del Plata, en Argentine, le gouvernement du président Fox a participé à un débat avec le pays hôte et avec le Venezuela. La représentation mexicaine a fortement défendu la « zone de libre-échange des Amériques » (ZLEA), un projet porté par la Maison Blanche pour créer une vaste zone de libre commerce à l’échelle des Amériques, calquée sur l’ALENA.

La gauche mexicaine a accusé le gouvernement de « collabo » (entreguista) chaque fois qu’il a lié sa politique extérieure à celle des États-Unis. Pour sa part, la droite a répondu par un discours dans lequel la gauche est décrite comme rétrograde, populiste et hostile à toute modernisation. Cette opposition fut manifeste dans la géographie électorale, en juillet 2006. Le nord du pays a voté majoritairement pour le PAN, tandis que la victoire du PRD fut très nette au sud.

Il faut cependant dire que cette « alliance » très polémique est loin d’être absolue. Au niveau international, le Mexique a soutenu des positions opposées à celles des États-Unis en diverses occasions. Concernant la guerre « contre la terreur », le Mexique, dans sa qualité de membre non permanent du Conseil de sécurité, s’est opposé à l’intervention armée en Irak en 2003. Également, lors de son approbation du « statut de Rome de la Cour pénale internationale », il n’a pas accordé le statut d’exception que demandaient les États-Unis à tous les signataires du statut (qu’ils n’ont pas signé eux-mêmes), afin d’empêcher que les soldats états-uniens puissent être jugés pour leurs crimes de guerre par ce tribunal. À part ces exceptions qui ne concernent pas directement la politique hémisphérique, tous les gouvernements du Mexique depuis la signature de l’ALENA ont favorisé des politiques de rapprochement pour rendre irrévocable son « appartenance nord-américaine ».

Cependant, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 pouvaient ébranler l’appartenance « définitive » du Mexique dans l’Amérique du Nord, en raison de l’augmentation des mesures de sécurité aux frontières. Cela a demandé une adéquation de la politique d’intégration mexicaine, afin de tenir compte des nouvelles exigences de sécurité des États-Unis.

Le 11 septembre et la « forteresse Amérique »

Dans les jours qui ont immédiatement suivi les tragiques événements de septembre 2001 aux États-Unis, la sécurité pouvait se convertir en un nouveau type d’obstacle à la circulation des échanges entre le Mexique et les États-Unis, recréant ainsi des barrières que le traité de libre-échange avait vocation à faire disparaître. Dans le climat de chaos et de désorganisation évidente qui suivit les attentats terroristes, le renforcement de la sécurité aux points de passage entre le Mexique et les États-Unis paralysa pratiquement les opérations aux frontières. Si la frontière ne fut jamais fermée, le temps de passage, estimé à 5 minutes pour une personne, s’étira à plus de 5 heures, la rendant pratiquement infranchissable et, dans le cas des poids lourds, le temps d’attente a été de plus de 24 heures. Les habitants des régions frontalières ressentirent plus que d’autres les effets économiques négatifs de la frontière bloquée. La ville de San Diego (Californie) se déclara en « situation de crise économique » en raison de la chute sévère des revenus du secteur commercial, très largement dépendant de la clientèle mexicaine. Du côté mexicain, les effets furent tout aussi graves.

De même, l’industrie se vit sérieusement affectée. L’ALENA a dans une large mesure renforcé le système de production just-in-time, dans lequel la réduction des stocks et des délais pour la livraison des marchandises est essentielle à la bonne marche de la production. Cela fut impossible dans les jours qui suivirent le 11 septembre et, pour cette raison, l’entreprise Ford annonça la fermeture de cinq usines aux États-Unis afin de compenser les pertes provoquées par la paralysie des frontières états-uniennes. Très vite, ces conséquences obligèrent le gouvernement états-unien à reconsidérer la rigidité des contrôles aux frontières. Cependant, ce court moment fut suffisant pour comprendre que la nouvelle croisade américaine contre les extrémistes islamiques pouvait « étrangler » l’ALENA, rejetant le Mexique, une fois encore, « hors de l’Amérique du Nord ».

Pour le Mexique, le terrorisme ne représente pas une menace directe. En revanche, la nouvelle peur de son voisin face au terrorisme risque de mettre en danger ses intérêts nationaux. En conséquence, en relation avec la politique de Homeland Security, le choix de l’administration Fox fut clair : si l’Amérique du Nord doit s’entourer de murs, mieux vaut être « dedans » que de rester en « dehors ». D’autant que le 11 septembre avait mis fin à l’espoir de l’administration Fox de pouvoir négocier un accord migratoire avec les États-Unis. Cet accord était destiné à obtenir la reconnaissance du droit de résidence des Mexicains habitant déjà de l’autre côté de la frontière et à mettre en place un programme permettant l’entrée temporaire des Mexicains aux États-Unis, pour y travailler d’une façon légale. Mais les attentats terroristes ont provoqué un durcissement de la politique migratoire états-unienne, et il ne restait plus alors pour le gouvernement mexicain que la voie de la négociation en matière de sécurité, la seule qui intéressait désormais les États-Unis.

Pour les États-Unis, intégrer le Mexique dans sa politique de Homeland Security présentait également de nombreux avantages. D’après Stephen E. Flynn, les mesures unilatérales appliquées par les États-Unis pour sécuriser la frontière s’opposaient directement à la coopération nécessaire entre voisins pour assurer l’état de droit dans la région frontalière. Une situation chaotique serait mise à profit par les réseaux criminels, y compris les réseaux terroristes. En revanche, selon le même auteur, un « périmètre de sécurité nord-américain », négocié entre les trois pays, possède deux avantages fondamentaux : il crée une « profondeur stratégique » afin de répondre à la menace terroriste avant même qu’elle se rapproche de la frontière ; il permet de « segmenter » les risques, en facilitant les passages frontaliers des personnes et des marchandises considérées « à bas risque », et de cibler les contrôles sur les catégories à « haut risque » [Flynn, 2003].

La profondeur stratégique dont parle Flynn avait déjà été négociée dans le cadre du Partenariat nord-américain pour la sécurité et la prospérité (PSP). Cet accord transforme le territoire du Mexique en « zone tampon », afin de contrecarrer toute menace contre les États-Unis avant qu’elle soit présente à sa frontière. Ces deux avantages pour la sécurité états-unienne ont été la carte que l’administration Fox décida de jouer afin de protéger le pays d’un possible blocage de sa frontière avec les États-Unis. Par la voie de la sécurité, il fallait les maintenir à la table des négociations sur plusieurs sujets, y compris la « question migratoire » [Benítez-Manaut, 2004].

La frontière sud du « périmètre de sécurité nord-américain »

Au début de l’année 2002, le département de Homeland Security commença les conversations avec les représentants du Canada et du Mexique pour former ce qui est connu comme le « périmètre de sécurité nord-américain ». Il peut être défini ainsi : « La mise en place d’une politique commune dans toute l’Amérique du Nord afin de créer une frontière extérieure commune pour le continent qui soit plus stricte vis-à-vis du trafic des biens et des personnes en provenance des pays tiers. Il doit garantir la sécurité de la région contre les menaces externes et assurer la circulation simple et sûre des biens et des personnes en provenance de l’intérieur du périmètre » [Nieto, 2005].

Un important rapport, commandé par le Conseil mexicain d’affaires internationales, le Conseil états-unien de relations internationales et le Conseil canadien des chefs d’entreprise, l’explique de la manière suivante : « Les trois gouvernements doivent avancer vers un état des choses dans lequel un terroriste qui chercherait à traverser nos frontières rencontrerait les mêmes difficultés pour le faire, quel que soit le pays d’où il vient. Nous considérons que ces mesures doivent inclure un accord afin d’adopter des approches communes dans les négociations avec des pays tiers en ce qui concerne le mouvement mondial de personnes et de produits. Comme le libre commerce le fut il y a une décennie, un périmètre commun de sécurité pour l’Amérique du nord est un objectif ambitieux mais pas impossible, qui demandera des changements dans les politiques, les règlements et les procédures dans les trois nations » (2005). Le rapport conclut que cet objectif devrait être atteint, au plus tard, pour 2010. La stratégie de négociation choisie par les trois pays ne prétend pas déboucher sur la signature d’un traité ratifié par les Congrès. La négociation d’une série d’accords, afin d’« harmoniser » et de coordonner leurs politiques internes, a été la voie privilégiée. C’est pour cela que la construction du périmètre est plus décrite comme un « mécanisme permanent » qui pourrait connaître des avancées et des reculs, que comme un traité.

Sur le territoire mexicain, le dispositif du périmètre est mis en œuvre selon deux volets, présentés comme bien dissociés auprès de l’opinion publique. Le volet militaire est contenu dans le « plan Sentinelle » du ministère de la Défense, en rapport direct avec le commandement du nord de l’armée états-unienne (NORTHCOM). Selon Santiago Creel, ministre de l’Intérieur du Mexique en 200, son objectif est de : « Défendre le pays et ses intérêts contre toute attaque terroriste et d’éviter que notre territoire soit utilisé comme pont par des terroristes à destination des autres pays, principalement les Etats-Unis. » Le volet civil, coordonné par le Bureau de politiques publiques de la présidence de la République, responsable de l’accomplissement des obligations mexicaines dans le cadre du PSP.

L’une des particularités du périmètre de sécurité nord-américain, au regard d’autres mécanismes de sécurité régionale, est que la mise en place d’une frontière commune externe ne signifie pas la disparition des frontières nationales internes. Au contraire, une nouvelle représentation géopolitique fut mise en œuvre concernant les frontières intérieures au périmètre : celle de la « frontière intelligente ». Ce nouveau schéma doit, en même temps, assurer la sécurité des États-Unis et garantir les échanges binationaux légitimes. Il doit remplacer la frontière linéaire « traditionnelle » au profit une « frontière par pallier » qui, grâce à un système de haute technologie, se déploie dans les territoires des pays voisins pour surveiller le trafic des biens et des personnes, depuis son point de départ jusqu’à sa destination finale.

Il ne faut pas oublier que, à ces frontières internes « intelligentes » du PSP, s’ajoute une frontière nord-américaine commune avec une seule entrée terrestre, située à la frontière du Mexique avec le Guatemala et le Belize. En conséquence, le sud du Mexique devient officiellement la frontière sud - et unique frontière terrestre - de l’Amérique du Nord ou, pour reprendre l’expression de Francisco Alba et Paul Leite, la « porte d’entrée dans la zone ALENA ». C’est pourquoi cette région possède une valeur stratégique essentielle pour la défense de l’Amérique du Nord.

La défense du « Homeland » commence au Rio Suchiate

La représentation géopolitique du Homeland Security a pris la place de l’ancienne représentation insulaire que les États-Unis avaient d’eux-mêmes. Avec la découverte que la défense des États-Unis ne pouvait plus être assurée, au XXIe siècle, par l’hypothétique protection océanique, la nation américaine a reconsidéré le rôle de ses frontières, désormais au centre de son dispositif de sécurité. Dans le débat sur la migration qui a eu lieu aux États-Unis entre mars et mai 2006, les « frontières poreuses » ont été constamment présentées comme un véritable danger pour la sécurité nationale de ce pays. Elles sont dorénavant un probable chemin que les groupes terroristes peuvent emprunter pour s’infiltrer aux États-Unis. Le terrorisme a indubitablement accentué dans l’opinion publique états-unienne la peur vis-à-vis de la porosité des frontières, en créant un lien direct entre la « guerre contre la terreur » et la politique frontalière.

Ce « discours de la peur » met en danger les intérêts du Mexique et des Mexicains résidents légalement ou illégalement aux États-Unis. Il donne aux groups anti-immigrants un nouvel argument pour exiger un renforcement du contrôle unilatéral de la frontière. Cet argument est particulièrement dangereux car il apparaît, aux yeux de l’opinion publique modérée, plus justifié que les autres arguments de l’extrême droite, xénophobes et racistes. Afin de contrer ce discours, le gouvernement mexicain a proposé de partager une partie de la responsabilité dans le contrôle des flux migratoires en provenance du sud. Il a mis au centre de ses négociations avec les États-Unis le principe de la « responsabilité partagée » selon lequel la question migratoire doit être considérée de façon commune et non comme une question de politique interne de chacun des trois pays de l’Amérique du Nord. Le Mexique a voulu ainsi être perçu comme une partie de la solution, et non pas comme une partie du problème.

Le concept de la « responsabilité partagée » a déjà été accepté dans les études les plus récentes en faveur de l’intégration, non seulement pour la question migratoire, mais aussi pour les questions de sécurité : « Les menaces comme le terrorisme, le crime organisé et la sécurité publique sont des menaces communes et donc de responsabilités partagées qui demandent une solution binationale originale » (2005). Ainsi, ce concept a déjà établi dans le discours un lien direct entre la politique migratoire et la sécurité continentale. C’est en son nom que le Mexique cherche à verrouiller sa propre « frontière poreuse ».

Jusqu’à 2002, sur les 1 100 kilomètres de la frontière sud de forêt vierge (selva), on trouvait plus de trente-six points de passage, dont huit seulement étaient autorisés, sous la surveillance d’au moins une autorité (migratoire, douanière, policière, militaire ou de contrôle phytosanitaire). Pour changer cette situation, la frontière sud a fait l’objet du plus grand programme de modernisation de son histoire, autour de trois types d’actions : la construction des postes frontière et la modernisation de ceux existants ; une augmentation significative de la quantité du personnel dans la lutte contre la migration illégale, à travers le recrutement d’agents de migration et de l’utilisation des polices fédérale et municipale et l’armée dans la lutte contre l’immigration illégale ; la modernisation technologique et administrative, avec l’appui du gouvernement des États-Unis en matière de transfert technologique et dans la formation des agents de l’Institut national de migration (INM).

Depuis 2004, le gouvernement mexicain a mis en place son système intégral de contrôle migratoire (SIOM), système informatique efficace et moderne de contrôle des entrées, des flux, de reconduites aux frontières, de naturalisation et des démarches migratoires. Il s’agit de la version mexicaine du très polémique programme états-unien « US-VISIT », qui fonctionne à toutes les portes d’entrée de ce pays. Le Mexique élabore ainsi une base de données fiable dont on suppose qu’elle lui permettra de connaître la situation migratoire exacte des étrangers qui pénètrent légalement sur son territoire. En vertu des accords de coopération, le Mexique partage ses informations avec les autorités états-uniennes. Le SIOM est destiné à être appliqué à tous les postes d’entrée au Mexique, y compris les postes terrestres de la frontière sud. Ainsi, le département de Homeland Security est informé de tout étranger qui pénètre légalement sur le territoire mexicain pour se rendre aux États-Unis, avant même son arrivée dans la région nord du Mexique.

Par ailleurs, pour lutter contre le « chaos » sur la frontière sud du Mexique, le « plan Sentinelle », mis en place dès 2003, a renforcé la présence de l’armée et des agents de l’INM dans la zone comprise entre la frontière sud et l’isthme de Tehuantepec. Il faut remarquer que même si l’actuel dispositif de sécurité dans la région sud-est est justifié par la participation du Mexique à la politique de sécurité continentale, il s’inscrit dans la politique migratoire du président Fox. Dès juin 2001, durant les négociations de l’« accord migratoire », son administration avait proposé aux États-Unis une plus large coopération dans la lutte contre la migration centre-américaine. L’élément le plus novateur du « plan Sud », comme on l’appela alors, était l’utilisation de la zone de l’isthme de Tehuantepec, comme un point d’interception et de contrôle migratoire. En 2001, le directeur de l’INM, Felipe de Jesús Preciado, expliquait : « Profitant de ce qu’est l’isthme de Tehuantepec, nous y avons installé nos meilleurs éléments, nos meilleurs dispositifs, parce que vous savez ce que c’est que la frontière sud, des centaines de kilomètres de forêt vierge et dense, des fleuves où il est très difficile de faire un marquage mètre par mètre, et c’est une réalité, par ici que beaucoup entrent sans aucun papier et, donc, la stratégie du plan sud c’est de renforcer les opérations dans l’isthme, profitant de ce “goulot d’étranglement” ».

Ce schéma a mis en place une sorte de « douane intérieure » dans la zone de ce « détroit », afin de contrôler la circulation des Centre-Américains sans papiers au-delà de la frontière sud. Le dispositif de l’actuel « plan Sentinelle » poursuit cet objectif. Le « plan Sud » était un plan strictement migratoire, mais le « plan Sentinelle » est un dispositif de sécurité qui met l’accent sur la défense stratégique du Mexique contre le terrorisme.

Cette politique oppose directement le Mexique à ses voisins du sud, étant donné que le pays est devenu une « zone tampon » de la politique migratoire états-unienne. Le résultat de facto, c’est un déplacement des contrôles migratoires états-uniens du rio Bravo sur le rio Suchiate (rivière qui démarque la frontière du Mexique avec ses voisins du sud), ce qui transforme le territoire mexicain en une frontière états-unienne « dilatée » et la zone de l’isthme en un filtre pour les migrants centre-américains.

CARTE 1. - LE MEXIQUE COMME TERRITOIRE TAMPON
Source : Rodrigo Nieto Gomez.

Le Mexique a doublé en quatre ans le nombre des reconduites à la frontière de sans-papiers, passant de 110 000 en 2002 à 235 000 en 2005. Proportionnellement, ce chiffre est plus important que les résultats obtenus par la patrouille de frontières états-unienne (border patrol) durant la même période. Au Mexique, cette politique a fait l’objet de fortes controverses. Elle a été dénoncée par la gauche et les organisations des droits de l’homme comme un instrument expansionniste des États-Unis qui transforme le sud-est mexicain en son front le plus avancé. Pour d’autres, elle est le garant d’une structure isolationniste qui ferme la « forteresse Amérique du Nord » sur elle-même.

Enfin, il faut souligner la faible publicité donnée à la négociation du PSP. Si on la compare à la signature de l’ALENA, celle du PSP est passée pratiquement inaperçue, même si la négociation de cette alliance représente, sans aucun doute, la plus grande institutionnalisation de l’Amérique du Nord depuis 1994. Pour le Mexique, elle signifie une nouvelle conception de son territoire qui inscrit au niveau de l’isthme de Tehuantepec la division nord-sud du pays.

La sécurité énergétique du Homeland Security

Le sud du Mexique revêt une importance stratégique fondamentale en raison également de la priorité donnée à la défense du gisement pétrolier de Cantarell, situé dans le golfe du Mexique. Il s’agit d’une pièce fondamentale dans la politique énergétique de l’Amérique du Nord. Cette zone du Golfe du Mexique a été explicitement déclarée « zone interdite à la navigation » en raison des attentats terroristes de 2001. Désormais, toute la zone de la sonde de Campeche et ses plateformes offshore sont surveillées en permanence par la flotte du Golfe de la marine mexicaine, qui pour la première fois dans son histoire doit considérer le terrorisme international comme une menace contre la sécurité nationale du Mexique. Cela a transformé la vision stratégique des forces armées mexicaines et favorisé un rapprochement avec les États-Unis. Pour la marine mexicaine, cela a signifié l’abandon définitif de sa méfiance vis-à-vis des États-Unis.

Toute forteresse doit être capable de résister à un siège prolongé avec les seules ressources qu’elle possède dans son intérieur. La forteresse Amérique du Nord n’est pas une exception. C’est pourquoi les gisements pétroliers du sud-est mexicain sont aussi importants dans la politique énergétique états-unienne. Pour ce pays, la mise en place d’un marché commun énergétique nord-américain est indispensable afin de s’assurer d’un approvisionnement sûr et ininterrompu d’hydrocarbures. Le Mexique et le Canada étaient, en 2005, les principaux fournisseurs de pétrole des États-Unis (1,6 million barils/jour), suivis par l’Arabie saoudite (1,5 million barils/jour), le Venezuela (1,3 million barils/jour) et le Nigéria (1,0 million barils/jour).

Selon Rosario Vargas, les États-Unis veulent obtenir trois choses du Mexique dans le contexte d’une politique de sécurité énergétique nord-américaine : l’ouverture du secteur à l’investissement international ; une garantie de l’approvisionnement, dans le temps de crise énergétique ; l’alignement avec la diplomatie pétrolière états-unienne face aux producteurs de l’OPEP » [Vargas, 2002]. À ces trois points élaborés en 2002, s’en ajoute désormais un quatrième : augmenter la protection des installations pétrolières du Mexique, considérées comme « infrastructure essentielle nord-américaine ». Car, durant la négociation du PSP, les trois pays signataires se sont engagés à établir la liste des « infrastructures essentielles », afin d’élaborer des plans communs de protection en cas d’attaque. Les plateformes offshore et l’industrie pétrochimique du sud du Mexique ont été les premières cibles qualifiées d’infrastructure essentielle dans le territoire mexicain. Cela en raison de son importance économique et de l’impact négatif qu’une attaque terroriste aurait dans l’écosystème du golfe du Mexique.

Il faut noter que le thème du pétrole est, pour les Mexicains, non seulement une question d’économie et de politique énergétique, mais aussi un profond élément de l’identité nationale. L’expropriation pétrolière de 1938 est présentée comme un exemple d’indépendance souveraine du Mexique face aux grandes puissances, surtout face aux États-Unis. Ce seul fait explique pourquoi la coopération et la coordination continentale en matière énergétique sont un thème tabou pour beaucoup de Mexicains. Cette souveraineté est gravée dans la Constitution, qui garantit un modèle pétrolier fondé sur un monopole d’État, limitant fortement les marges de manœuvre du gouvernement mexicain dans toute négociation pétrolière. Même lors des négociations de l’ALENA, l’équipe mexicaine a clairement dit que le pétrole du Mexique appartient au Mexique et l’État mexicain est le seul organisme autorisé à prospecter, extraire, raffiner, stocker, distribuer et exporter le pétrole et ses dérivés. Le pétrole mexicain ne devait pas faire l’objet d’une vente obligatoire aux membres de l’ALENA. C’est pour cela que, de la liste des demandes états-uniennes en matière énergétique, seule la quatrième, qui se réfère à la protection de l’« infrastructure essentielle », a connu des avancés considérables. En ce qui concerne les trois autres points, les divergences de vue entre la gauche et la droite mexicaine sur le thème pétrolier compliquent la coordination que le gouvernement états-unien attend du Mexique. Il semble presque impossible pour le président mexicain, au moins dans le contexte actuel, de faire passer une réforme constitutionnelle qui ouvre le marché pétrolier mexicain à l’investissement privé.

Paradoxalement, ce cadre restrictif constitutionnel est en train d’impulser le processus d’intégration mexicain le plus important avec ses voisins du Sud, consenti explicitement par les États-Unis : le Programme d’intégration énergétique mésoaméricaine (PIEM) cherche à créer un marché régional du pétrole, du gaz naturel et d’électricité entre le Mexique, les nations de l’Amérique centrale et la Colombie. Il compte, parmi ses projets les plus importants, la construction d’une raffinerie au Guatemala ou au Panama (le lieu n’a pas encore été défini) qui aura la capacité de raffiner jusqu’à 400 000 barils par jour de pétrole mexicain du type Maya. La raffinerie sera construite exclusivement par l’investissement privé, à partir d’un appel d’offres international lancé par le ministère de l’Énergie mexicain. Le gouvernement signera un contrat de sous-traitance (de maquila) avec l’entreprise gagnante. Le Mexique pourra ainsi augmenter sa capacité de raffinage ce qui lui permettra, en premier lieu, de remplacer les importations d’essence qu’elle doit réaliser aujourd’hui pour approvisionner son marché interne et, en second lieu, de vendre sur le marché international des produits raffinés au prix du marché.

Le Mexique renforcera aussi sa participation sur le marché pétrolier des pays du PIEM en leur revendant des dérivés à des prix préférentiels. Parmi les entreprises privées qui ont déjà manifesté un intérêt dans le projet, on rencontre : Occidental Petroleum, Glencore, Itochu Corp, Mitsubishi, Marubeni, Royal Dutch Shell, British Petroleum, Chevron, Valero Energy et Petrobras. Le gouvernement cherche à l’extérieur la participation du secteur privé que la Constitution lui interdit sur son propre territoire. Le PIEM ne s’oppose pas au projet énergétique nord-américain, étant donné que l’un de ses effets sera d’augmenter la capacité de raffinage du pétrole mexicain qui pourrait être vendu, plus tard, sur le marché états-unien. Plus encore, il y a ceux qui voient dans le PIEM un contrepoids à « petro-caribe », l’option d’intégration énergétique proposée par le Venezuela, ce qui intéresse les États-Unis qui se méfient de l’influence grandissante du gouvernement d’Hugo Chávez dans la région.

Conclusion

La représentation de la Homeland Security états-unienne a eu un impact important dans la vie interne du Mexique, l’obligeant à repenser sa conception de la sécurité territoriale. Le Mexique accepte aujourd’hui tous les principes de la Homeland Security. Le dessein du nouveau périmètre de sécurité nord-américain est de faire du Rio Suchiate la frontière de l’Amérique du Nord. Cette frontière « s’étend » jusqu’à l’isthme de Tehuantepec où la coopération dans la lutte contre le terrorisme justifie également le durcissement de la position mexicaine face à l’immigration centre et sud-américaine. De même, la protection de l’infrastructure essentielle a entraîné une redéfinition de la vulnérabilité du pays, en assumant les peurs états-uniennes du terrorisme. Si le Mexique s’est approprié dans son intégralité le postulat de la Homeland Defense, son niveau de coopération est loin d’être ce que les États-Unis souhaiteraient en matière énergétique. Le Mexique n’a pas garanti formellement un approvisionnement prioritaire aux États-Unis en cas de pénurie énergétique. En outre, le strict régime pétrolier de la Constitution mexicaine limite fortement la capacité de négociation du gouvernement mexicain à cet égard. C’est pourquoi on peut supposer que les pressions des États-Unis s’exerceront désormais, non seulement sur le président, mais aussi sur le Congrès mexicain, afin de provoquer un changement constitutionnel.

Les élections mexicaines de 2006 ont montré la nette division qui existe entre la région nord et la région sud du pays en ce qui concerne les modèles de développement et d’intégration. Pour le nord du pays, le nouveau contexte de la Homeland Security présente le grand défi de garantir les conditions nécessaires pour le bon fonctionnement de la zone de libre-échange, en assurant au même temps la sécurité des États-Unis aux yeux de la Maison Blanche et du Congrès américain. Pour le sud du Mexique, le défi du gouvernement est, avant tout, de réussir à « déplacer » les avantages économiques de l’Amérique du Nord au-delà de l’isthme de Tehuantepec, pour que l’actuel modèle de développement se traduise dans des résultats tangibles en matière de réduction des indices de marginalité et de pauvreté. Cela est nécessaire afin que l’opinion publique mexicaine puisse accepter le coût élevé que les accords en matière de sécurité ont imposé à la région sud-est du Mexique, désormais intimement liée dans le discours officiel à la prospérité de l’Amérique du Nord.

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[1Le terme paisano a un double sens : compatriote et paysan.


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