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La carte des régionales à l’issue du second tour fut une énorme surprise pour tous, responsables politiques comme politologues chevronnés, une carte monocolore puisque 21 régions sur 22 en métropole ont un conseil régional de gauche, une seule petite tache bleue, l’Alsace. Ainsi, les régions de l’Ouest, traditionnelle zone de force de la droite y compris la chouannerie vendéenne, sont pour six ans dirigées par la gauche, il en est de même à l’Est, en Lorraine, où la droite est battue par ses divisions, comme en Champagne-Ardenne, mais aussi en Franche-Comté. De grands notables n’ont pu préserver leur fief tel Valéry Giscard d’Estaing en Auvergne. Si des triangulaires entre la droite, la gauche et l’extrême droite expliquent certaines victoires (Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Lorraine, Basse-Normandie, Picardie, PACA, Rhône-Alpes), à l’échelle nationale cependant, la gauche est majoritaire en voix (50 %) et 12 régions ont été gagnées avec une nette majorité de voix.

Aux cantonales la surprise est comparable, onze départements sont passés à gauche, certains d’entre eux étant dirigés par la droite depuis près d’un siècle comme le Doubs, la Seine-Maritime, l’Ille-et-Vilaine, voire plus comme la Loire-Atlantique département de droite depuis sa création. La gauche au niveau cantonal est désormais majoritaire en voix (51,3 % contre 42,71 % pour la droite) comme en sièges (926 sièges contre 531 pour la droite chiffres du ministère de l’Intérieur).

Trois mois avant ce résultat François Hollande, premier secrétaire du Parti socialiste affirmait que si la gauche gardait ses huit régions et en conquerrait une autre, ce serait un très bon résultat. De même, si 19 ministres se sont présentés à ces élections c’était parce qu’ils ne redoutaient pas une telle déroute. Que s’est il passé ?

Jérôme Jaffré a parlé d’un vote sanction, (contre la droite) et d’un vote de protection et d’adhésion (pour la gauche). L’élection le 5 mai 2002 de Jacques Chirac à la présidence de la République avec 82 % des voix aurait dû l’obliger à tenir compte de l’ensemble de l’électorat et non pas de ses seuls partisans. Ce score n’était pas un plébiscite, sans doute l’a-t-on oublié à l’Élysée. De plus, la nette victoire de l’UMP aux législatives de juin a encore renforcé cette impression de toute-puissance chez les élus de droite, au point que l’arrogance de quelques responsables politiques s’est transformée en mépris envers des alliés dont on estimait ne plus avoir besoin, (ceux qui étaient restés fidèles à l’UDF) mais surtout envers certaines catégories de la population (les intermittents du spectacle, les chercheurs, les chômeurs de longue durée) et à l’inverse montrant un appui plus que bienveillant envers d’autres (restaurateurs, buralistes, hauts contribuables). Tout ceci a pesé lourd dans le rejet de la droite. Principales élections intermédiaires du quinquennat, les régionales ont été une occasion saisie par les Français pour se faire entendre.

Mais les régions sont peut-être aussi devenues de réels enjeux de pouvoir.

La région, territoire de pouvoir

À l’issue des élections régionales, toutes les forces politiques se félicitaient du recul de l’abstention. On y a vu un effet des résultats électoraux en Espagne où les socialistes donnés perdants l’ont emporté sur le Parti populaire, les électeurs redécouvrant l’utilité du vote démocratique, mais aussi une volonté chez les électeurs de gauche de voter utile pour ne pas connaître de nouveau la situation électorale déplorable du 21 avril 2002.

Cette moindre abstention signifie peut-être aussi que la région est désormais perçue comme une instance de pouvoir utile. Il n’aurait donc fallu qu’à peine vingt ans pour installer ce nouveau territoire de pouvoir et l’un des signes les plus tangibles de cette évolution sont les bagarres qui ont accompagné la constitution des listes électorales. Alors que les responsables politiques ont longtemps dédaigné cette instance de pouvoir, au mieux acceptant d’être tête de liste pour attirer l’électorat et laissant rapidement la place ensuite au suivant, pour la première fois il n’en va plus de même. Ainsi, 19 ministres du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin se sont d’ailleurs présentés, sans doute encouragés par le Premier ministre (qui lui ne se représentait pas), ardent défenseur du pouvoir régional comme chacun sait. En effet, dès son arrivée au pouvoir, Jean-Pierre Raffarin faisait du renforcement du pouvoir régional le point fort de son action politique. La réforme de la décentralisation destinée « à bâtir une République des proximités, unitaire et décentralisée », est annoncée dans sa déclaration de politique générale le 3 juillet 2002. Il était selon le Premier ministre urgent de poursuivre la décentralisation et d’accélérer le transfert de certains pouvoirs de l’État aux régions. Le projet de loi constitutionnelle relatif à l’organisation décentralisée de la République est ainsi soumis le 17 mars 2003, au Parlement réuni en congrès (584 voix pour, 278 contre).

Les compétences décentralisées aux collectivités locales (pour les conseils régionaux formation professionnelle et transport) sont votées au printemps 2004. C’est pourquoi la défaite de Jean-Pierre Raffarin à ces élections est si lourde (simple rappel, la candidate qu’il avait choisi pour lui succéder a été battue de dix points par Ségolène Royal !).

Avec ces réformes et l’insistance du gouvernement à mettre en valeur le rôle des régions dans la bonne gestion des affaires qui concernent de près les Français, la région devient un réel enjeu de pouvoir et de moins en moins un lot de consolation pour ceux qui n’ont pu être élus députés. Par ailleurs, ce succès de la gauche peut avoir de réelles conséquences sur la gestion du territoire dans son ensemble et sur son aménagement. En effet, les socialistes sont très attachés à la régionalisation, puisqu’ils en furent les premiers maîtres d’œuvre. Il se dit déjà qu’ils essaieront de faire de cette instance un « laboratoire » d’un nouveau modèle de société. Sans aller jusque-là, il est néanmoins possible et probable que les conseils régionaux socialistes vont chercher à montrer leur savoir-faire et nombre d’entre eux ont à leur tête des élus de terrains solides qui connaissent déjà bien les dossiers car souvent élus régionaux dans l’opposition. De plus, on peut prévoir des coopérations entre régions voisines ayant la même couleur politique, pour agir plus efficacement entre autres dans le domaine de l’aménagement (réseau des TER, aéroports, etc.) ou encore se faire mieux entendre de Paris ou de Bruxelles. Ainsi, pour mener certaines actions, on verra se constituer un regroupement des régions, par exemple le grand delta (Rhône-Alpes et PACA), le grand Sud-Ouest (Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, rappelons que les trois présidents de région se sont réunis avant même leur réélection et élection pour G. Frêche à Toulouse où ils ont prononcé le « serment de Toulouse » annonçant leur volonté de coopérer), Ségolène Royal a annoncé dès le lendemain de son élection à la présidence de Poitou-Charentes qu’elle comptait bien travailler avec les conseils régionaux de Pays de la Loire et du Limousin.

Ces élections ont une fois de plus confirmé l’ancrage du vote Front national [1] et sa nationalisation. Au premier tour son score régional le plus faible est en Bretagne (8,47 % des voix), mais si on ajoute le MNR il est au-dessus des 10 %, c’est-à-dire que, mis à part le Limousin (9,31 %), dans toutes les régions le vote extrême droite est supérieur à 10 % des suffrages exprimés. Il n’y a plus que sept départements où le vote pour les deux partis de l’extrême droite obtient moins de 10 % des voix (les Landes 8,8 %, les Pyrénées-Atlantiques 8,04 %, le Cantal 8,3 %, la Corrèze 8,31 %, la Creuse 9,1 %, le Puy-de-Dôme 8 %, le Finistère 9,1 % et les Deux-Sèvres 7,07 %). En fait, dans le cas des Pyrénées-Atlantiques, de la Corrèze et de la Creuse, il faut tenir compte du fait que la liste Chasse pêche nature tradition (CPNT) obtient respectivement 7,8 %, 6,26 % et 6,38 % des voix. Or, on sait que ce parti attire un certain pourcentage d’électeurs qui vote pour l’extrême droite, comme l’a montré le report des 15 % de voix de cet électorat sur Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002 (source CSA). Ce que confirme d’ailleurs aux dernières élections régionales la poussée du FN dans les cantons de la Somme où Jean Saint-Josse (CPNT) obtenait ses meilleurs scores aux présidentielles de 2002, parti qui cette fois ne présentait pas de liste dans ce département.

C’est pourquoi il est faux d’affirmer l’ « absence d’ancrage paysan du vote FN » (Hervé Le Bras, Libération, 24 mars 2004). C’est ignorer les travaux de Jérôme Fourquet, Pascal Buléon et Michel Bussi qui montrent que depuis plus de dix ans le Front national progresse régulièrement en milieu rural (cf. carte). Cette progression n’a rien d’étonnant car les paysans comme les ouvriers ont des raisons de se sentir menacés et d’être inquiets devant un avenir incertain, ce qu’illustre l’annonce régulière de la fin des paysans, lassés de devoir affronter des difficultés financières, d’être accusés d’être des pollueurs dangereux, climat menaçant encore aggravé par la crise récente de la filière bovine et la réforme de la PAC.

C’est ce qui peut expliquer la progression de l’extrême droite dans la Creuse (+ 3 points) dans la Mayenne (+ 3,5) dans la Sarthe (+ 5) et dans l’Orne (+5).

Enfin le vote d’extrême droite continue à se renforcer dans certaines de ses zones de force : PACA 26 % dont 31 % dans le Vaucluse (+ 4 points par rapport aux régionales de 1998 sans même compter les divers droites) ; l’Alsace 28 % dont 30 % dans le Haut-Rhin, + 10 par rapport à 1998 ; la Picardie 23 % (dont 24 % dans l’Aisne, + 7 points par rapport à 1998) ; Champagne-Ardenne 21,8 % (dont 25 % dans l’Aube, + 5,5 points par rapport à 1998, Haute-Marne 24,5 % + 5,5 points) ; Franche-Comté 20 % (dont + 4 points dans le Jura et dans la Haute-Saône) ; Nord-Pas-de-Calais 19, 1 % (mais + 7 points dans le Pas-de-Calais en particulier dans le bassin minier et sur le littoral) et Rhône-Alpes un peu moins de 20 % résultat stable ou en baisse (sauf en Ardèche, +4 points et en Haute-Savoie, + 5 points).

Même si du fait de changement de scrutin le FN perd la moitié de ses conseillers régionaux (l’extrême gauche n’en a plus aucun), il recueille néanmoins 3,2 millions de voix dans les 17 régions où il restait en lice, soit un niveau équivalent à celui de 1998.

Nombre d’observateurs ont noté l’incapacité des partis de gouvernement à répondre aux électeurs du FN, sans doute parce que cet électorat est très hétérogène et que les raisons pour lesquelles on vote pour l’extrême droite sont très diverses même si on retrouve des constantes (chômage, insécurité, immigration). Il faut aussi prendre en compte la géographie des formations socioculturelles qui diffère selon les régions. Ainsi, il est difficile d’expliquer les 28 % de vote pour l’extrême droite en Alsace sans se référer à son histoire et à son rapport complexe à la nation et à l’Allemagne que R. Kleinschmager qualifie de « voisin envahissant » (Hérodote, 1996, n°80). Ainsi dans le nord- ouest du Bas Rhin pourtant protestant, religion dont on dit qu’elle est un facteur de résistance à l’extrême droite, le FN obtient 23,82 % des voix dans le canton de Nierderbronn-les-Bains. Parmi les explications avancées, il y a le fait que dans les cantons frontaliers les Allemands sont nombreux à acheter des résidences, ce qui fait monter les prix et exclut du marché des Alsaciens moins fortunés, source de ressentiment et sentiment d’être envahis quand ce sont pourtant des locaux qui vendent... Les ressorts du vote extrême droite dans le Nord-Pas-de-Calais sont très différents, ce que montre Bernard Alidières dans son article sur les anciens et nouveaux territoires du FN dans cette région. Si le FN ne progresse plus dans la métropole lilloise, il obtient désormais de bons résultats dans la partie ouest du bassin minier, récemment très touchée par des fermetures brutales d’usines (Métaleurop) et sur le littoral fermeture de Comilog (sidérurgie) à Boulogne-sur-Mer où la percée du FN est aussi à relier à l’épisode du centre de la Croix-Rouge à Sangatte qui accueillait les étrangers clandestins qui souhaitaient rejoindre l’Angleterre.

De même l’exceptionnelle implantation de l’extrême droite à Nice a quelque chose à voir avec la succession encore mal réglée de Jacques Médecin et le passage du maire de Nice Jacques Peyrat du statut de militant du Front national à celui de notable de l’UMP. Dans les Alpes-Maritimes ou le Vaucluse les différences entre les discours et les politiques de la droite classique et de l’extrême droite sont ténues (cf. l’article de Joseph Martinetti).

Quoi de commun entre le vote FN de Six-Fours-les-Plages, station balnéaire proche de Toulon (cantonales 2004 : 28,5 %) et celui du canton de Tourcoing-Nord-Est (23,4 %) ? Entre celui de Gevrey-Chambertin (14 %) et celui et celui de Vaux-en-Velin (19 %) en banlieue de lyonnaise ? Si le vote d’extrême droite reste un vote populaire, c’est aussi un vote de classe moyenne voire aisée (dans les régions viticoles ou dans certaines villes de la Côte d’Azur par exemple), car cet électorat s’il dispose d’un capital économique, ne dispose pas forcément d’un capital culturel équivalent ; aussi est il particulièrement sensible au discours antifiscal de Jean-Marie Le Pen qui prône les suppressions de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur la fortune.

Les scores de la liste de Marie-Georges Buffet en Île-de-France (7,2 % contre 3,5 % à Robert Hue aux présidentielles de 2002) et de celle d’Alain Bocquet (10,68 % contre 5,6 % à Robert Hue) dans le Nord-Pas-de-Calais ont redonné espoir aux responsables du Parti communiste. On ne peut comparer avec les résultats des régionales de 1998 car la gauche plurielle s’y était présentée unie. En revanche, au vu des résultats aux élections cantonales, il semble bien que le PC soit toujours en situation de survie électorale. Déjà en 1986, Hérodote publiait un numéro intitulé, « Après la banlieue rouge ». C’était peut-être aller un peu vite en besogne. Néanmoins depuis près de vingt ans les positions territoriales du PC ne cesse de se rétracter.

En vérité, le découpage très politique des départements de l’Île-de-France en 1964, en concentrant dans deux départements l’essentiel de l’électorat communiste, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, a contribué à renforcer la longévité de ce système politico-territorial. Il est en effet plus facile de résister plus longtemps aux changements économiques, sociaux et culturels quand on contrôle bien les pouvoirs locaux (communes et cantons c’est-à-dire le conseil général), ce que Philippe Subra (cf. article) qualifie de système géopolitique. Mais malgré ce sursaut, il s’agit bien de son épuisement sur le territoire de la banlieue rouge, territoire emblématique du pouvoir communiste.

Longtemps, le pouvoir parisien ne s’est guère soucié de cette très proche banlieue, dont les élus dénonçaient sans relâche la superbe avec laquelle Paris déversait sans vergogne ce dont elle ne voulait pas, ou plus, (logements sociaux, usines chimiques dangereuses et polluantes, hôpitaux, décharges etc.). Représentation pour partie fondée et qui perdure encore. Paris, ville capitale puissante, ignorait donc les communes de banlieue toutes plongées dans le même anonymat, sauf Saint-Denis, véritable ville grâce à son ancienneté et à son passé royal. Mais, comme l’explique Simon Ronai, les temps ont changé ainsi que les rapports de pouvoir entre Paris et sa proche banlieue, autrement dit la situation géopolitique a changé. Pendant les vingt-cinq ans durant lesquels Jacques Chirac a dirigé la ville de Paris, celui-ci n’a jamais cherché à lier le moindre contact avec les communes voisines. Paris présente ainsi la singularité de n’avoir établi aucune intercommunalité avec son environnement proche. Or, cette situation devient très pénalisante pour la capitale, car elle ne peut plus agrandir son territoire comme cela fut autoritairement fait jusque sous le Second Empire. Comment dès lors éviter qu’elle ne devienne une ville musée quand 60 % de son territoire est préservé (patrimoine historique) et que les prix des logements continuent de croître au point de devenir inabordable, y compris pour les classes moyennes aisées ? Comment dans ces conditions mettre en œuvre une politique de « mixité sociale » ? En cherchant de l’espace chez les voisins mais c’est maintenant que le piège se referme sur Paris, car si longtemps les communes sont restées isolées les unes des autres, les élus communistes étant hostiles à toute intercommunalité, ce n’est plus le cas, aussi la capitale se retrouve-t-elle cernée par des intercommunalités qui rendent désormais très difficile et pourtant indispensable, toute réorganisation du territoire central de l’agglomération parisienne.

On sait que l’insécurité est l’un des ressorts du vote pour l’extrême droite, même si ce n’est pas le seul, renforcé par l’existence de territoires dits de non-droit où même la police et les pompiers hésitent à intervenir. Cette représentation, plus ou moins fondée selon les lieux, n’en reste pas moins efficiente et pèse lourd dans le choix du vote. Dans ces territoires, c’est la loi républicaine qui a dû mal à être respectée au profit de la loi du plus fort, celle des bandes formées de « jeunes de la cité » qui exercent leur pouvoir sur un territoire précis, l’espace public de leur cité (cf. article de Thomas Sauvadet), afin d’y régner en maître et d’y réaliser leurs trafics, grands ou petits, en toute sécurité au détriment de celle d’autrui. Conquérir ce pouvoir a d’ailleurs un coût pour ceux qui l’exercent qui peut aller jusqu’à l’incarcération, au combat, voire la mort en cas de dénonciation à la police. C’est pourquoi la loi du silence est la norme par crainte de la gravité des représailles, ce en quoi ce pouvoir est similaire au pouvoir de type mafieux.

Face à ces situations, les autorités municipales ont parfois été conduites à passer une sorte de pacte avec ces « jeunes » du bloc de grand ensemble auxquels est confié, du moins à quelques-uns, le soin de préserver un minimum d’ordre ce dont ils ont aussi d’ailleurs besoin pour « travailler » tranquillement. Ainsi, une certaine légitimité est de fait accordée à certains comportements, ceux des « grands frères », comportements tolérés pour ne pas aggraver une situation mais tolérance qui contribue au renforcement de l’exclusion de la cité de son environnement. Du fait de ce contrôle de l’espace public, c’est-à-dire sur un territoire très petit, de l’ordre de la centaine de mètres, par quelques-uns, s’installe la représentation d’un territoire où ne rentrent que ceux qui habitent et qui sont contraints de vivre sous une autre loi, la loi du plus fort.

Peut-on dire que le contrôle de l’espace public d’une cité, le fait qu’on dise que c’est un espace de non droit où une minorité impose sa loi, contribue à qualifier cette cité de ghetto ?

L’incapacité des pouvoirs publics à empêcher ces bandes de se rendre maîtres des lieux, ce qui n’est assurément pas facile quand il y a crise du militantisme, effondrement de l’action syndicale, chômage, déstructuration des familles etc., a discrédité aux yeux de nombre d’habitants, l’action politique celle des élus comme celle des militants de la société civile (pour faire simple) quand il y en avait encore. L’insécurité quotidienne entraîne le départ quand on peut ou le repli sur soi pour se protéger quand on est contraint d’y rester.

Le « ghetto » est donc pour ceux qui le contrôlent, à la fois un espace protecteur et un territoire rejeté car stigmatisé par tous donc dévalorisé et dévalorisant, situation ressentie encore plus fortement par ceux qui sont tout aussi contraints d’y vivre mais qui ne le contrôlent pas.

Être contraint de vivre dans un « ghetto » soit parce qu’on est d’origine immigrée maghrébine ou africaine (discrimination à l’emploi, dans les logements) soit parce qu’on est captif de ce lieu par pauvreté, c’est être victime, entre autres du mépris qu’ont les autres envers vous ce dont les jeunes se vengent par des actes violents et délictueux violence justifiée car elle ne serait que la réponse aux violences qu’eux mêmes subissent de la part de la société qui les condamne, les rejette et les contraint à la délinquance. Se considérer comme victime, évite d’être coupable et encore moins responsable. Cependant, l’insécurité et la délinquance ne sont pas réservées aux seules cités des banlieues, mais sévissent dans des quartiers pavillonnaires aérés et verdoyants des villes nouvelles, comme celle de l’Isle d’Abeau en Isère (cf. article de C. Chichignoud). Une conséquence de la « victimisation » pour ceux qui se sentent dévalorisés et abandonnés des politiques, est en quelque sorte la vengeance électorale par le vote d’extrême droite.

« Casser les ghettos » est devenu une priorité - au moins dans les discours - des partis politiques au cours de la campagne électorale des présidentielles de 2002. Pourtant, depuis 1987 SOS Racisme parle des ghettos, utilisant cette représentation, (précisons une fois encore qu’une représentation n’est pas forcément fausse, elle traduit souvent une part de la réalité) pour occuper le terrain politique auprès des jeunes alors que la lutte contre le racisme commençait à s’essouffler. Mais il fut difficile de contrôler les effets qu’a entraîné cette représentation du ghetto. Ainsi la « victimisation » des populations des quartiers de banlieue a facilité le travail des islamistes, seuls à être sur le terrain, expliquant aux jeunes et moins jeunes qu’ils étaient bien victimes parce que rejetés de la société française parce qu’arabes musulmans, ce qui leur permit d’attirer certains de ces jeunes mais aussi de bénéficier du regard bienveillant des autorités municipales rassurés de voir les comportements violents et inciviles diminuer, ce qui a conduit à leur accorder parfois des subventions pour leurs associations.

« Casser les ghettos » est bien une priorité si l’on veut lutter contre l’islamisme radical et ne pas laisser ces territoires dans le pouvoir de leaders religieux au projet politique hostile aux valeurs de la République, en particulier à l’égalité et à la liberté des femmes. La violence de certaines réactions à la loi interdisant le port de signes religieux à l’école non pas en France mais dans des pays où les islamistes radicaux sont très puissants comme le Hezbollah au Liban ou le Hamas en Palestine est donc préoccupante.

L’attentat qui eut lieu à Madrid le 11 mars, prouve bien que les menaces terroristes ne s’exercent pas sur les seuls intérêts américains et que la proximité de foyers islamistes radicaux (en l’espèce Tanger) en accroît le risque, surtout quand les poseurs de bombes peuvent préparer l’attentat sans attirer l’attention, en s’installant dans un quartier populaire où les émigrants marocains sont nombreux. Le choix de Madrid ne s’explique donc pas seulement par la position pro américaine d’Aznar, sinon, compte tenu de l’engagement de Tony Blair dans la guerre irakienne, Londres aurait dû être une cible de choix, (à moins que la City ne joue le rôle d’une bonne assurance si des capitaux de la mouvance d’Al Qaïda y sont placés), et inversement, la position du gouvernement turc, hostile à l’intervention des Américains en Irak, aurait dû les prémunir des attentats qui ont eu lieu à Istanbul. Le vote en faveur du PSOE le dimanche suivant ne signifiait absolument pas que les Espagnols, par peur, avaient choisi d’écarter Aznar, quoi qu’en aient aussitôt dit des membres d’Al Qaïda dans un communiqué du 18 mars (les Espagnols ont compris, on suspend les attentats.), car le peuple espagnol était très majoritairement contre cette guerre comme l’avaient montré les manifestations contre cette guerre, de loin les plus importantes de toute l’Europe. Mais par ce communiqué les responsables d’Al Qaïda cherchent à conforter le bien fondé de leur stratégie terroriste et leur pouvoir puisqu’ils affirment déterminer le vote d’un pays démocratique.

C’est en Espagne que sont installées les bases d’Al Qaïda en Europe dirigées par un espagnol d’origine syrienne qui aurait participé à la préparation de l’attentat du 11 septembre 2001. Pourquoi une implantation aussi forte en Espagne ? On peut faire une hypothèse jusqu’ici pas encore faite : la présence de la famille royale saoudienne sur la côte sud de l’Andalousie qui y séjourne plusieurs mois dans l’année, accompagnée de plusieurs centaines de personnes (membres de la famille royale ou du personnel). Parmi elles il peut se trouver des militants (ou partisans) d’Al Qaïda qui ont les moyens d’entretenir des réseaux. Le terrain est d’autant plus propice qu’on est en Andalousie, (les Arabes appellent toujours l’Espagne Al Andalous). Pour des islamistes radicaux marocains la représentation de la reconquête peut aussi être une motivation supplémentaire pour punir les « croisés ».

Il va de soi que les membres d’Al Qaïda n’ont pas le projet d’islamiser les pays européens. En revanche ils cherchent à imposer aux musulmans leurs conception très réactionnaire et rétrograde de l’islam et s’opposent donc aux musulmans favorables à une modernisation de la religion, en particulier à ceux qui admettent la laïcité c’est-à-dire que la religion puisse être une affaire privée et non d’État et qui sont partisan de la révision du statut de la femme. C’est sans doute pourquoi les attentats ont eu lieu à Istanbul, car le gouvernement actuel musulman semble favorable à cette conception modérée de la religion. L’offensive idéologique d’Al Qaïda n’est donc pas seulement contre « l’Occident judéo-chrétien » mais aussi contre ceux, dans le monde musulman, qui ne partagent pas leur conception fondamentaliste de l’islam.

Dernier thème de ce numéro, le mouvement altermondialiste. On sait le rôle de certains intellectuels français dans la création de ce mouvement, Attac, défenseurs des « pays du Sud », adversaires de « l’échange inégal » et farouches antiaméricanistes.

Ce mouvement altermondialiste a surpris par sa réussite médiatique, mais il faut s’interroger sur les fondements de certaines prises de position en particulier par l’une de ses personnalités phare, José Bové, c’est ce qu’éclaire Jean Jacob dans son article sur Jacques Ellul et José Bové.


[1Tous les chiffres qui suivent sont ceux du premier tour des régionales 2004.


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