L’énergie : un facteur géopolitique plus ou moins efficace

par Béatrice Giblin

Hérodote s’est intéressé à l’eau mais jamais aux sources d’énergies en tant que telles, même si, bien évidemment, des articles sur le pétrole et le gaz ont émaillé certains numéros centrés sur des situations géopolitiques régionales.

Pourtant, les publications qui ont pour thème la géopolitique de l’énergie sont très nombreuses, surtout celles sur le pétrole, souvent présenté comme source de conflits allant parfois jusqu’à l’affrontement armé pour prendre et/ou garder le contrôle de gisements, sources de revenus financiers supposés nécessairement élevés et garanties de l’indépendance et de la souveraineté nationales. C’est entre autres pour revenir sur cette affirmation reprise comme une antienne par les uns et les autres, journalistes, universitaires, que nous avons retenu ce thème.

Que l’énergie soit une question géopolitique, personne ne le conteste. Elle est, en effet, objet de rivalités et de rapports de pouvoirs sur des territoires, qu’il s’agisse du contrôle des gisements, des réseaux de distribution, des marchés : nature des contrats entre pays ou compagnies exportateurs et importateurs. Mais elle est aussi objet de représentations différentes voire contradictoires selon les acteurs. Ainsi, si la découverte de gisements est généralement vue comme une bonne nouvelle pour les entreprises qui ont souvent fortement investi dans les recherches et pour le gouvernement du pays concerné, néanmoins il est désormais des analystes qui parlent de la malédiction du pétrole. Ces derniers voient dans l’abondance de la rente pétrolière un facteur de mal-développement du fait du gaspillage des deniers publics dans des dépenses inutiles, dans l’entretien d’un vaste clientélisme clanique, facteur de redistribution sans doute mais inégalitaire. Marc-Antoine Pérouse de Montclos revient de nouveau (voir son article dans le numéro 151) sur l’affirmation simpliste du pétrole source de presque tous les conflits. Il montre combien son rôle est surestimé lorsqu’il occulte les autres facteurs de déclenchement d’un conflit armé, empêchant toute analyse géopolitique efficace.

Le thème de la géopolitique de l’énergie est en fait des plus vaste et, pour être traité dans le cadre d’un numéro d’Hérodote, il a fallu faire des choix qui furent guidés par la volonté de traiter des situations géopolitiques dans lesquelles les questions énergétiques sont utilisées comme moyen de pression pour faire évoluer un rapport de forces sur le terrain. C’est pourquoi il n’y a aucun article sur le charbon, pourtant première source d’énergie dans le monde et dont la production ne cesse d’augmenter (7,7 milliards de tonnes par an). Mais son abondance est telle qu’il n’est pas, en ce moment, objet de convoitise. Les conflits qui le concernent sont du domaine de l’écologie, puisqu’il est une source majeure de la production de CO2 et du réchauffement climatique, or nous n’avons pas retenu cette fois les conflits écologiques géopolitiques.

En revanche le gaz, pourtant très abondant et qui l’est de plus en plus avec les gaz de schiste, est, du moins en Europe, un facteur d’aggravation des conflits géopolitiques. Il est vrai que son transport (à l’exception du gaz liquéfié qui ne représente pour le moment qu’un faible pourcentage du gaz transporté) n’a rien à voir avec celui du charbon acheminé par bateau, et donc non tributaire d’un réseau. En effet le gaz est transporté dans des réseaux de gazoducs qui traversent parfois plusieurs pays avant d’atteindre sa destination finale. Or, quand les relations entre ces pays se dégradent, ces gazoducs peuvent devenir des moyens de pression pour infléchir le rapport de forces. C’est le cas avec le conflit armé dans l’est de l’Ukraine dans lequel s’affrontent les Ukrainiens et les séparatistes prorusses, ces derniers fortement et militairement soutenus par le gouvernement de Vladimir Poutine. Mais ce conflit met aussi sous fortes tensions l’Otan, la Russie et l’UE, et pas seulement pour les menaces que la Russie peut faire peser sur son approvisionnement en gaz. En effet, pour Vladimir Poutine, il s’agit clairement à travers ce conflit de montrer que la Russie est une puissance dont la stratégie et l’idéologie politique diffèrent fortement de celles de l’Occident et reposent sur son projet d’union eurasienne à la réussite duquel l’Ukraine est indispensable. Mais si le gaz russe représente 40 % des importations de gaz de l’Europe, la dépendance du gaz russe n’est pas identique pour tous les pays de l’UE. Ainsi la France ne l’est presque pas (à 5 %) grâce à l’énergie nucléaire, tandis que l’Allemagne en est dépendante à 36 %, une dépendance qui incite d’ailleurs les responsables politiques allemands à envisager sérieusement l’exploi­tation des gaz de schiste, de quoi déstabiliser les militants écologistes français si admiratifs de l’avance de l’Allemagne dans la transition énergétique ! On comprend dès lors que ce facteur ait rendu encore plus difficile aux vingt-huit États de l’UE de trouver une position commune face aux agissements de V. Poutine en Ukraine.

Ce dernier brandit l’« arme du gaz », envisageant d’arrêter les fournitures de gaz à l’Ukraine si elle ne règle pas rapidement ses dettes concernant le gaz déjà fourni ou même si elle ne paie pas en avance (Le Monde, juin 2014), non seulement imposant ainsi un hiver très pénible aux Ukrainiens mais aussi affaiblissant l’économie ukrainienne déjà très mal en point.

Au-delà du règlement de la facture, on sait que V. Poutine utilise cette arme pour faire pression sur le gouvernement ukrainien et obtenir la reconnaissance d’une grande autonomie sur les régions russophones du sud-est de l’Ukraine. Certains y voient même le projet stratégique d’établir une continuité territoriale entre la Crimée et le Donbass, annexion alors de fait d’un territoire ukrainien par la Russie et donc poursuite du démantèlement de l’Ukraine après l’annexion de la Crimée en mars 2014. Or dans la région du Donbass sont concentrés mines, hauts fourneaux et laminoirs, dont l’activité est moindre depuis le printemps 2014 du fait de la guerre, ce qui aggrave fortement la situation économique du pays : en effet, la métallurgie et la sidérurgie représentent environ un quart de son PIB et un tiers de ses exportations [1] et pour près d’un cinquième vers la Russie qui a bien sûr fortement réduit ses achats. À cette stratégie de conquête territoriale pouvant conduire, selon certains analystes, à l’éclatement de l’Ukraine, les pays membres de l’UE et les États-Unis par l’intermédiaire de l’Otan ripostent par des sanctions économiques dont on ne sait si elles seront rapidement et vraiment efficaces. Confronté à la déroute de son armée devant la reprise de l’offensive séparatiste grâce à l’appui de forces et de matériel russes, à l’effondrement de l’économie du pays et ayant compris que l’aide attendue des Occidentaux serait insuffisante pour lui permettre de résister, le président ukrainien, Petro Porochenko, a été contraint de signer un cessez-le-feu avec les représentants des républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk le 7 septembre 2014. Vladimir Poutine a donc incontestablement remporté une victoire sur le pouvoir ukrainien et, en quelque sorte, sur l’UE et l’Otan, mais peut-il pour autant poursuivre sa stratégie de contrôle des territoires majoritairement russophones de l’est de l’Ukraine sans se trouver diplomatiquement très isolé (y compris par les Chinois) et sans dangereusement aggraver une situation économique déjà difficile que les premières sanctions européennes n’ont pas arrangée ? On peut en douter car, dans une conjoncture où le gaz est abondant (en autres facteurs à cause du gaz de schiste), les exportateurs russes doivent fidéliser leurs clients – et l’Europe est de loin son premier et meilleur client –, et ce d’autant plus que l’économie russe est considérée comme une économie de rentes, fortement dépendante des revenus des exportations des matières premières. Les seuls échanges énergétiques avec l’Europe représentaient 15 % du PIB russe en 2013. Aussi, pour crédibiliser la menace des coupures de gaz russes à l’Europe en cas de soutien (financier et militaire) trop manifeste aux Ukrainiens, Vladimir Poutine tente-t-il de convaincre les Européens qu’il peut aisément se passer de leur marché grâce aux excellentes relations russo-chinoises (voir l’article de Jean-Sylvestre Mongrenier), laissant entendre que la demande chinoise suffira largement à compenser celle de l’Europe. Or le gaz russe ne représente que 8 % des importations chinoises dans ce secteur, dans la mesure où 80 % de l’électricité chinoise est produite dans des centrales à charbon (dont la Chine est le premier producteur mondial). Le démarrage de la construction d’un nouveau gazoduc de la Russie vers la Chine, qui a fait l’objet d’une grande couverture médiatique du côté russe en septembre 2014, ne signifie pas que la demande chinoise a déjà pris le relais de la demande européenne. Il y a le temps de la construction du gazoduc (achèvement prévu en 2016) et, une fois construit, il n’est pas certain que les Chinois soient prêts à payer un tarif similaire à celui payé par les Européens – d’autant que la Chine possède, dit-on, d’abondantes réserves de gaz de schistes qui pourraient dans quelque temps être exploitées. En outre, l’alliance sino-russe n’est sans doute pas aussi étroite que Vladimir Poutine voudrait le faire croire, puisque le gouvernement chinois s’est abstenu lors du vote du Conseil de sécurité condamnant l’annexion de la Crimée par la Russie. On sait que la Chine est particulièrement sensible au respect de l’inté­grité du territoire national, étant elle-même confrontée à la révolte des Ouïgours et des Tibétains.

Au-delà de l’utilisation de l’énergie comme moyen de pression pour établir un rapport de forces, l’article de Susanne Nies [2] montre combien l’énergie est un facteur d’intégration, voire de désintégration, de l’UE. À ce titre, la nomination de Donald Tusk, Premier ministre polonais, à la tête du Conseil européen est un signe fort. Partisan d’une riposte ferme contre les agissements de Vladimir Poutine en Ukraine, il a été choisi grâce à l’appui sans réserve d’Angela Merkel pourtant pendant quelque temps favorable à une réponse mesurée aux agissements russes. Cela signifie-t-il que la détermination européenne à sanctionner Vladimir Poutine s’est renforcée et donc également l’engagement à soutenir le pouvoir ukrainien dans son affrontement avec le pouvoir russe ? C’est dans le domaine de l’énergie que ce soutien politique aurait les conséquences matérielles les plus visibles, comme la rupture des contrats gaziers et l’arrêt de la fourniture de gaz au seuil de l’hiver. Or cette nouvelle orientation est clairement à rebours de celle choisie depuis la chute du mur de Berlin – et même depuis les années 1970 –, qui reposait sur une grande confiance entre les deux partenaires.

Cette question de l’approvisionnement énergétique de l’Europe occupe en fait les états-majors politiques depuis le début des années 2000, autrement dit depuis l’arrivée de V. Poutine au pouvoir. Pour certains, dont les Américains, il faut dans la mesure du possible se soustraire de la dépendance de la Russie et donc éviter aux réseaux des hydrocarbures de traverser son territoire : ce fut la raison de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan en Turquie ; pour d’autres – dont la Russie –, il faut éviter de dépendre du territoire ukrainien pour exporter les hydrocarbures russes et d’Asie centrale : c’est la raison de la construction du North Stream par la Baltique pour approvisionner l’Allemagne directement.

Mais ces nombreux tuyaux (TAP, TANAP) traversent des territoires qui ne sont pas sans poser de nombreuses difficultés tant sur le plan de la géographie physiqu­e que sur celui de la géopolitique (voir l’article de Noémie Rebière), ce qu’une lecture de ces réseaux sur une carte à petite échelle masque bien évidemment.

Enfin, cette question énergétique concerne aussi fortement la zone des Balkans. Les États de l’ex-Yougoslavie et l’Albanie comptent bien tirer quelque avantage financier de leur situation de transit, étant sur la route du corridor sud destiné à approvisionner l’Europe. Longtemps dépendants de l’Union soviétique pour leur approvisionnement énergétique, ils voient dans ce corridor sud non seulement le moyen de s’émanciper de la Russie dans ce domaine mais aussi celui de pouvoir retrouver un rôle dans les affaires internationales grâce à ce nouveau pouvoir que leur octroie le contrôle des réseaux d’hydrocarbures sur leurs territoires. C’est sans doute accorder un poids trop important à la dépendance énergétique dans les rapports de forces géopolitiques, comme l’illustre d’ailleurs l’article de David Amsellem dans ce numéro : malgré une dépendance presque totale de la Palestine de la production et de la fourniture d’électricité israéliennes, celle-ci ne joue qu’un rôle secondaire dans la stratégie palestinienne et particulièrement dans celle du Hamas comme la guerre de l’été 2014 dans la bande de Gaza vient encore de le démontrer. Pour autant, cette dépendance n’en est pas moins un atout pour les Israéliens tant pour conforter l’installation illégale des colons en Cisjordanie (besoin d’électricité pour alimenter les systèmes de sécurité et assurer des conditions de vie correctes) que pour plonger la bande de Gaza dans l’obscurité pendant des opérations militaires. Une fois de plus, ceci montre bien que les questions énergétiques peuvent être des enjeux et/ou des moyens de pression dans des situations géopolitiques sans être pour autant l’alpha et l’oméga des conflits comme certains analystes versés dans l’économie géopolitique tentent de le faire croire. Mais si l’énergie est parfois utilisée dans les situations conflictuelles, elle peut l’être aussi dans les relations diplomatiques comme le montre Jean-Luc Racine dans son article sur la géopolitique indienne de l’énergie, partie prenante aussi bien de la diplomatie économique que de la « grande stratégie » d’un pays émergent devant consolider les bases de sa puissance. À cet égard, la quête de la sécurité énergétique illustre de façon significative les nouvelles géométries de l’ordre mondial, où compétition et coopération sont de règle entre acteurs inégaux, mais incontournables. La coopération russo-chinoise dans le domaine de l’énergie en est aussi un autre très bon exemple.


[1Le pays est le cinquième exportateur mondial d’une production sidérurgique dont il vend les trois quarts à l’étranger. Daniel Krajka, Usine nouvelle, 29 août 2014

[2« L’énergie, facteur d’intégration et de désintégration en Europe : bilan du quart de siècle depuis la chute du mur de Berlin »


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

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