En 2008, les médias parlaient, sans doute avec une certaine exagération, des émeutes de la faim et Hérodote publiait à la fin de cette même année un numéro consacré aux enjeux de la crise alimentaire mondiale. Mais si, au printemps 2008, la crise alimentaire faisait les gros titres des journaux, à l’automne elle était évincée par la crise financière. La très forte augmentation des prix des produits agricoles et des matières premières, en particulier les hydrocarbures, s’était brutalement arrêtée et les prix étaient de nouveau à la baisse – et même fortement. Le baril de pétrole, qui approchait les 125 dollars en mai 2008 (Le Monde titrait même qu’il atteindrait les 200 dollars !), était, le 10 octobre, en dessous des 80 dollars.

Six ans plus tard, le scénario semble identique en ce qui concerne les hydrocarbures : plus de 100 dollars le baril en juin 2014, sous les 70 dollars en décembre. En revanche, le cours des céréales connaît des variations de moindre ampleur et l’inquiétude qui planait au printemps sur une possible montée des cours en raison de la guerre en Ukraine, pays gros exportateur de blé, a été levée par des récoltes abondantes. La production mondiale de céréales bat même un record en 2014 selon la FAO (Les Échos, 12 décembre 2014). Il n’est donc pas question pour le moment de crise alimentaire généralisée, même si le nombre de pays concernés par l’insécurité alimentaire augmente, passant de 28 à 38, et qu’un milliard d’humains environ continuent à souffrir d’un mauvais accès à l’alimentation.

Mais la géopolitique de l’agriculture est loin de se limiter aux risques et enjeux d’une crise alimentaire. En effet, de multiples conflits d’usage le montrent pour l’eau, pour la terre (concentration et accaparement fonciers) – de même que les débats sur le développement agricole font apparaître des conceptions opposées du développement agricole : agriculture intensive/productive contre agriculture raisonnée/durable, conflits encore entre partisans de la préservation de la forêt et ceux favorables à son défrichement, entre défenseurs des zones humides et les agriculteurs qui souhaitent les assécher et les mettre en culture. Pourtant, l’agriculture est très rarement abordée en tant que question géopolitique, ce qui est plutôt surprenant car, d’évidence, les rivalités pour le contrôle de la terre sont sans doute aussi anciennes que l’agriculture elle-même, rivalités probablement aggravées en certains lieux par la rapide croissance démographique. Y aura-t-il assez de terres cultivables pour tous les paysans ? Et la production sera-t-elle suffisante pour nourrir tout le monde ? Ce qui se traduit dans les médias par des titres alarmistes récurrents. L’article de Pierre Blanc [1], « Proche-Orient : aux sources agraires de la conflictualité », démontre à travers l’exemple du Proche-Orient le caractère géopolitique de l’agriculture, qu’il s’agisse de sa fonction nourricière qui a à voir avec les questions de sécurité et d’indépendance, sa fonction spatiale qui est un réel atout quand il s’agit d’occuper par les cultures des espaces disputés, sa fonction horogénétique qui signifie que l’agriculture et ses ressources sont parfois au cœur des dessins de frontières ou des revendications territoriales, sa fonction politique qui traduit la prégnance de la question foncière dans les séquences politiques de moult États, sa fonction identitaire car l’agriculture et la « paysannerie » sont un vecteur d’identité politique, et sa fonction hydropolitique qui tient au fait que l’irrigation est un déterminant essentiel des « guerres de l’eau ».

S’il s’agit de ne pas sous-estimer les facteurs climatiques dans la variabilité des récoltes (et donc sur les prix sur les marchés), ils sont cependant loin d’être les seuls facteurs explicatifs des tensions qui caractérisent l’agriculture. À l’origine de ces problèmes politiques il y a la permanence, voire l’aggravation, de la pauvreté des paysans, conséquence des grandes inégalités économiques et sociales qui caractérisent les pays en développement. Or celles-ci résultent à leur tour pour partie des choix politiques des dirigeants, eux-mêmes parfois influencés par les recommandations plus ou moins impératives des économistes libéraux de la Banque mondiale ou du FMI. Cette pauvreté récurrente du monde paysan dans les pays sous-développés pose de graves problèmes économiques et sociaux mais aussi géopolitiques dans la mesure où, la croissance économique sur le plan géographique étant très inégalement répartie, non seulement entre villes et campagnes mais entre régions, elle génère frustrations et révoltes qui peuvent menacer le pouvoir en place et, dans certaines configurations ethniques ou religieuses, alimenter une revendication plus radicale d’autonomie voire d’indépendance.

Le Brésil, la Chine et l’Inde, qui font partie des premiers pays agricoles du monde, ont connu et connaissent encore, même ralentis, de forts taux de croissance économique, supérieurs à leur taux de croissance démographique, ce qui se traduit par une amélioration du niveau de vie. Leurs gouvernements respectifs ont mis en place des politiques destinées à accroître rapidement les productions agricoles. Les résultats de ces politiques sont exceptionnels au Brésil, ce qui s’explique pour partie par ses très grands atouts géographiques : les plus grandes réserves de terres cultivables non encore exploitées au monde, une grande diversité climatique et pédologique. Le Brésil est désormais le troisième pays exportateur de produits agricoles au monde alors qu’il était encore importateur dans les années 1970. Dans le même temps, la population rurale y a fortement diminué puisque 80 % de la population brésilienne est urbaine et le Brésil ne compte plus qu’un peu plus de 19 millions d’agriculteurs (chiffre de 2009) [2]. Il est loin d’en être de même en Inde où les ruraux représentent encore les deux tiers de la population (800 millions) ; en Chine, ils représentent moins de la moitié de la population (600 millions) (chiffres 2013). Néanmoins, comme le dit Jean-Luc Racine dans son article très informé sur la géopolitique de l’agriculture indienne, selon le dernier rapport OCDE/FAO de 2014, « la production agricole a quadruplé en un demi-siècle, la population ayant plus que triplé dans le même temps pour atteindre 1,2 milliard d’habitants en 2011 ». Aussi cet accroissement de la production agricole est-il absorbé par le marché intérieur, production qui suffit presque à nourrir une population de 1,25 milliard, l’Inde étant encore un faible importateur de produits agricoles. En revanche, la production agricole chinoise arrive de moins en moins à répondre à la consommation en forte hausse, non pas à cause de la seule croissance démographique, ralentie par des mesures gouvernementales drastiques (population de la Chine, 1,35 milliard) mais aussi en raison de l’augmentation du niveau de vie qui permet de nouveaux comportements alimentaires : augmentation, diversification et changement des habitudes alimentaires (plus de viande, plus de lait). Comme le montre l’article de Jean-Marc Chaumet, la dépendance alimentaire de la Chine des importations (maïs, soja, entre autres) représente désormais un risque politique au moins comparable à celui de sa dépendance énergétique dont on parle beaucoup plus. Dans un précédent numéro d’Hérodote [Regards géopolitiques sur la Chine, n° 150, 2013], Sébastien Colin exposait les « trois problèmes ruraux » (sannong wenti) auxquels le gouvernement chinois était confronté : « moderniser l’agriculture, améliorer la situation socioéconomique des paysans et aménager des infrastructures de base dans les zones rurales. À défaut de cet effort, certains estiment que ces “trois problèmes ruraux” pourraient menacer la croissance économique, la stabilité sociale et peut-être même l’emprise du parti au pouvoir ». C’est pourquoi le gouvernement de Xi Jinping s’intéresse de près aux réformes agraires et veille à améliorer la situation des paysans afin de limiter les inégalités entre la Chine urbaine et la Chine rurale, surtout dans les provinces de l’Ouest où se posent déjà les questions géopolitiques sensibles des Ouïgours et du Tibet.

L’accroissement de la production agricole est donc une priorité, et tant pis si elle se fait au détriment de l’érosion des sols, si elle nécessite des apports d’engrais et autres pesticides dangereux pour la santé des consommateurs et des producteurs. L’objectif impérieux du gouvernement d’assurer l’autonomie alimentaire l’oblige à rechercher des terres sur d’autres continents, en Afrique entre autres. La Chine participe ainsi à ce que certains appellent désormais le néocolonialisme par le biais d’achats de terres agricoles ou de leur location par de grands groupes agro-industriels avec des baux emphytéotiques, que certains auteurs qualifient d’opérations d’accaparement, land grabbing. Elle risque ainsi en Afrique d’écorner un peu plus son image de protecteur désintéressé des pays autrefois colonisés par les impérialismes britanniques et français et de contribuer à l’exode rural de paysans africains contraints d’abandonner leur culture vivrière pour rejoindre les bidonvilles des immenses concentrations urbaines (voir l’article de Christian Bouquet), sources de tensions économiques, sociales et politiques. Par-delà la Chine, beaucoup d’acteurs en quête de sécurité alimentaire (États du Golfe) ou d’opportunités commerciales se projettent sur un continent où les États faibles peuvent être tentés de contourner des populations locales pour accueillir des investissements. Et comme le montre Christian Bouquet, la mise en marché des terres, présentée souvent comme une façon de rendre transparentes les opérations, pourrait n’être qu’un accélérateur de la dépossession.

L’augmentation de la demande mondiale de viande – signe positif de l’amélioration du niveau de vie d’une partie de la population mondiale – pousse les éleveurs les plus puissants des pays producteurs à prendre le contrôle de nouveaux territoires pastoraux au détriment des agriculteurs contraints de vendre leurs terres, ce qui génère de fortes tensions, voire des conflits géopolitiques entre États. L’article d’Olivier Antoine analyse le cas du bassin du Pilcomayo, à cheval sur l’Argentine et le Paraguay, région semi-aride où les tensions entre les deux pays étaient fréquentes au sujet de la répartition de ses eaux. Mais il y a une culture désormais plus rentable que l’élevage extensif, c’est la culture du soja dont la demande est en forte croissance justement pour pouvoir nourrir le bétail des élevages intensifs (bovins, porcs, volailles mais aussi poissons). La Chine est désormais le premier pays consommateur de soja dans le monde et donc importateur de cet oléagineux indispensable aux élevages chinois. Cette forte demande de soja pourrait menacer l’élevage extensif argentin : « Dès lors, la question du devenir de l’élevage extensif se pose ainsi que le choix de son maintien, notamment dans un pays comme l’Argentine où la consommation de viande représente un véritable enjeu politique et social. » Nouveau problème géopolitique agricole en perspective [3]. Ainsi, sur le continent américain, l’abondance des terres n’est pas l’assurance de moindres conflits et paradoxalement, dans le vaste territoire brésilien où la terre ne manque pas, le nombre et la violence des conflits qui voient s’opposer certains propriétaires ou tenants de l’agrobusiness et le Mouvement des paysans sans terre ne faiblissent pas. De même, les succès de l’agriculture brésilienne ne doivent pas masquer les milliers de travailleurs réduits en esclavage. C’est cet apparent paradoxe qu’Hervé Théry explique dans son article. Ainsi peut-on vraiment parler des « contrecoups géopolitiques » de l’amélioration du niveau de vie d’une partie de la population mondiale et de son accession à la nourriture carnée.

Chacun sait que la croissance économique des grands pays émergents est fortement dépendante de la mondialisation des marchés et il est utile de montrer que les échanges agricoles y ont leur part. Certains y voient la confirmation du bienfondé de la libéralisation des échanges, quand d’autres y décèlent l’aggravation des rivalités commerciales entre États, voire même entre régions d’un même État, source accrue de tensions et conflits (voir l’article de Thierry Pouch). Parmi les produits agricoles échangés, le blé tient depuis longtemps une place essentielle, mais sa demande est en hausse constante, ce qui accentue son rôle stratégique pour la sécurité alimentaire mondiale. Or, si sa consommation se mondialise, sa production reste localisée dans une minorité de pays, dont la France ; en revanche, plusieurs régions dépendent des marchés internationaux pour équilibrer leur bilan national en blé, en particulier l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Sébastien Abis montre dans son article que cette dimension géopolitique du blé pourrait demain s’amplifier avec les dérèglements climatiques, les risques logistiques et la multiplication d’années de récolte marquées par une production inférieure à la demande.

Deux autres articles complètent cette géopolitique de l’agriculture. L’un, de Charlotte Toretti, Lauriane Gay et Bernard Calas, concerne une région au nord de l’Ouganda, en pays langi, et plus précisément une opération d’aménagement du territoire dans les vallées humides où le gouvernement tente de relancer la riziculture après deux tentatives antérieures qui furent des échecs. L’intérêt du gouvernement ougandais pour ce projet tient à sa volonté de conquérir l’électorat du Nord. Pour atteindre ce but, il faut que cette relance de la riziculture soit un succès, ce qui repose sur trois enjeux aux conséquences économiques et sociales localement risquées : réussir la mise en cohérence des différentes pratiques agraires et gérer la marchandisation de la terre qui se trouve accélérée par ce projet. L’article de Matthieu Brun est une analyse de l’utilisation des politiques agricoles par le gouvernement éthiopien pour asseoir son contrôle sur l’ensemble du territoire en tenant compte des changements liés à l’arrivée de gros investissements privés dans l’agriculture et à l’engagement des bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux, changements qui entraînent des nouveaux partages territoriaux et de nouveaux rapports de force.


[1Avec qui j’ai réalisé ce numéro.

[2Voir sur le site www.momagri.org l’article « L’agriculture, un secteur stratégique pour la croissance brésilienne ».

[3Rappelons que le Brésil est le deuxième fournisseur de soja de la Chine (41 % des importations du pays après les États-Unis, 44%) et l’Argentine (10%) La Chine est donc très fortement dépendante du continent américain pour cette production. Source : « La demande chinoise s’envole, dopée par la production de viande », www.lafranceagricole.fr, 3 septembre 2013.


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Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

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