Élisée Reclus : un géographe d’exception

par Béatrice Giblin

Dans l’œuvre immense de Reclus on ne peut dissocier le géographe du libertaire. Son projet n’est pas d’inventer une société idéale, mais de changer vraiment le monde, de faire sauter les multiples formes d’oppression qui entrave l’épanouissement de l’homme dans une société juste. Il lui faut donc comprendre et expliquer le monde tel qu’il est. Ce qui rend intéressante, aujourd’hui encore, la lecture des œuvres de Reclus, ce sont les passages où il aborde les rapports de pouvoirs et/ou de domination. Reclus croyait en l’existence possible d’une société universelle, juste, où chaque individu serait respecté et saurait respecter autrui une fois que les hommes se seraient débarrassés des oppresseurs, des accapareurs, entre autres de l’État, source de puissance et de pouvoirs, donc de domination. Cette position politique est a priori en totale opposition avec l’approche d’Hérodote puisque la nation et dans une moindre mesure l’État sont des concepts que nous estimons fondamentaux de l’analyse géopolitique. Mais ce qui nous rapproche d’Élisée Reclus, c’est la volonté de décrypter le monde avec honnêteté, de ne pas masquer, dans la mesure où l’on en est conscient, ce qui ne nous plaît pas.

Abstract : « Elisée Reclus : geographer of exception. »

In Reclus’tremendous work, the geographer and the libertarian cannot be dissociated. His project is not to invent an ideal society, but to truly change the world and to abolish the various forms of oppression preventing human beings to blossom in a fair society. Therefore he must understand and explain the world as it is. To this day what makes interesting reading Reclus’works are the excerpts in which he brings forward power relations and/or domination relations. Reclus believed in the possible existence of a universal society, a fair society, in which each individual will be respected and will respect others once oppressors and monopolists of the state, among others, will be rejected as they represent a source of power and thus of domination. This political position is a priori in total opposition with the approach of the review Herodote as the nation and the state are fundamental concepts for a geopolitical analysis. But what brings us closer to Elisée Reclus is the will to decipher the world honestly, and not to hide, in all consciousness, what we dislike.

Article Complet

« J’ai parcouru le monde en homme libre... »

Dès 1981, Hérodote consacrait un numéro à Élisée Reclus : un géographe libertaire. Pourquoi refaire vingt-quatre ans après un numéro sur ce grand géographe ? Pas spécialement par goût des commémorations, les manifestations pour le centenaire de sa mort y suffisent amplement et nous nous réjouissons de cette reconnaissance, même tardive, de l’importance de ce grand géographe, longtemps ignoré et même totalement inconnu des universitaires. Nous avions été les premiers à lui rendre hommage et ce dès le deuxième numéro de la revue où j’écrivais un article intitulé « Élisée Reclus : géographie, anarchisme », suivi de morceaux choisis tirés de la Nouvelle Géographie universelle (NGU) sur l’Inde [t. VIII, 1883]. Nous avons décidé de consacrer de nouveau un numéro à Élisée Reclus parce qu’en vingt-cinq ans le temps a passé. Autrement dit, le monde est devenu beaucoup plus complexe depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide. Avant même cet événement, la société communiste ne faisait déjà plus rêvée grand monde. Cependant, on pouvait encore imaginer que les principes étaient justes et que c’était leur application qui était contestable. Nous n’en sommes plus là.

Rappelons que déjà pour Reclus, le sort du monde allait se jouer entre les États-Unis et la Russie :

Par la force des choses, aussi bien que par la conscience orgueilleuse de leur rôle parmi les nations, les États-Unis en sont arrivés à disposer dans tout le monde occidental d’une réelle préséance. Ils constituent une république patronne d’autres républiques formant pour ainsi dire le contraste, dans l’ordonnancement général du monde, avec l’Empire russe, le plus puissant de tous par l’étendue territoriale [H&T, t. V, p. 219].

Les États-Unis [sont] les rivaux de la Russie dans la prétention d’être la première parmi les grandes puissances du monde moderne » [ibid., p. 230].

En ce début du XXIe siècle, ce sont les États-Unis qui l’ont emporté. On sait que leurs dirigeants actuels ainsi qu’une partie de l’opinion américaine sont convaincus d’être investis d’une mission, aider les peuples à se libérer de l’oppression dictatoriale de leurs dirigeants pour instaurer la démocratie partout dans le monde, ce qui ne pourrait conduire qu’à la paix puisque chacun serait libre. Voilà une vision du devenir du monde qui peut sembler proche de celle d’Élisée Reclus qui voyait dans l’oppression la source majeure des conflits et dans la liberté de chacun l’assurance de la paix pour tous, à ceci près que pour Reclus, anarchiste convaincu, l’oppression commençait dès l’existence de toute organisation administrative et politique. Ce n’est assurément pas la position d’Hérodote, loin de là. Néanmoins, malgré cette position de principe d’Élisée Reclus qui explique pour partie la faiblesse de certaines de ses analyses, nous pensons qu’il est encore utile de se reporter à l’œuvre de ce grand géographe.

Œuvre immense, colossale il faut le redire. Un travail exceptionnel, trois grands ouvrages le premier La Terre description des phénomènes de la vie du globe, le second la Nouvelle Géographie universelle, 19 volumes écrits seul ou avec l’aide de quelques collaborateurs, une publication qui s’étire sur dix-huit ans de 1876 à 1894, 17 873 pages de texte et 4 290 cartes et des milliers de gravures et enfin sa grande œuvre, L’Homme et la Terre, publiée après sa mort (1905-1908) sous le contrôle vigilant de son neveu Paul Reclus, une vaste fresque de l’histoire de l’humanité de ses luttes et de ses progrès, depuis la préhistoire jusqu’au début du XXe siècle. Reclus tenait énormément à cet ouvrage qu’il considère comme la conclusion de toute son œuvre et qu’il définit comme un « ouvrage de géographie sociale » où il aborde trois thèmes fondamentaux pour lui : la lutte des classes, la recherche de l’équilibre et le rôle primordial de l’individu, les deux derniers tomes étant l’équivalent d’un traité de géographie humaine générale dans lequel, à la différence des successeurs de Reclus, les questions politiques ne sont pas tues. Quelle ardeur au travail ! Pas un jour sans qu’il n’écrive quelques pages. On reste ébahi de la diversité et de l’ampleur de ses connaissances, c’est un grand lecteur de la presse, il connaît plus de six langues, il a énormément voyagé pour rédiger la NGU et il avait des informateurs dans nombre de pays grâce au réseau du milieu anarchiste. Comment expliquer une telle puissance de travail, une telle constance dans l’effort ?

Un idéal politique absolu

Reclus est en vérité porté par son idéal politique. Son œuvre est non seulement l’œuvre d’un grand géographe mais c’est aussi l’œuvre d’un militant, car il faut bien comprendre que son travail de géographe n’est pas seulement au service de la « science », mais aussi au service de son idéal politique, l’anarchie telle que la conçoit Reclus : les hommes libres et égaux dans une société sans lois et sans autorité. Toute sa vie Reclus sera un militant de la cause anarchiste, or compte tenu de sa personnalité c’est un être absolu, totalement engagé dans ce combat pour une société juste et libre. Il se donne une mission, travailler à son établissement même si ce ne peut être que dans un avenir très lointain et démontrer que c’est possible, et la géographie est un excellent outil pour cela.

Cependant, la taille colossale de son œuvre servira d’arguments à certains pour la discréditer, laissant entendre que Reclus s’était laissé aller à remplir la page par des descriptions de paysages rapidement dépassées par les travaux « scientifiques » des géographes universitaires, Vidal écrivait ainsi en 1908 à Jean Brunhes : « Vous savez combien la Géographie universelle d’Élisée Reclus a cessé de correspondre à l’état de la science » [cf. article de M. Sivignon p. xx]. En vérité, l’oubli de Reclus repose sur d’autres raisons, beaucoup plus sérieuses et autrement importantes par l’influence qu’elles ont eue sur l’orientation prise par la géographie universitaire dont Vidal de La Blache fut le fondateur, ce qu’Yves Lacoste a clairement démontré dans son article « À bas Vidal ? Viva Vidal » [Lacoste, 1979].

Disons-le d’entrée de jeu, pour nous, on ne peut dissocier le géographe du libertaire et c’est son appartenance au mouvement anarchiste qui lui a fermé les portes de la reconnaissance de l’institution universitaire française. Si la Belgique s’est montrée plus accueillante, c’était toutefois dans le cadre de l’Université libre de Bruxelles constituée de libres-penseurs, et sa venue a néanmoins posé de sérieuses difficultés. Quand certains membres de l’université ont annoncé leur intention d’inviter Élisée Reclus pour y donner des cours de géographie, un conflit éclata entre les conservateurs et les progressistes, conflit qui, il est vrai, couvait depuis plusieurs années. Les conservateurs s’inquiétaient des positions anarchistes de ce géographe internationalement connu, d’autant plus que cette année-là, en 1893, eut lieu à Paris un attentat anarchiste à la Chambre des députés, et s’opposaient donc à sa venue. Les progressistes ont alors décidé de fonder une Nouvelle Université libre pour que le grand Élisée Reclus puisse enseigner en toute liberté et sérénité. Notons que sa notoriété était telle que plus de 1 000 personnes ont assisté à son premier cours, et précisons aussi, que jamais Reclus n’a été rémunéré pour son enseignement, assurance pour lui de protéger sa totale liberté de penser.

Tout au long de sa vie, il a d’ailleurs fait preuve d’une exceptionnelle force de caractère, et quelles que furent les circonstances et les menaces qui ont pesé sur lui jamais il n’a jamais renié ses convictions, il était totalement inflexible quand il estimait que sa conscience était en jeu, attitude qui a suscité l’admiration sans borne de ses partisans et le rejet de ceux qui le qualifiaient de « fou », voire d’irresponsable. Par exemple, alors qu’il est étudiant à Berlin sans le sou, on lui propose une place de précepteur chez un comte « à condition que je ne fusse pas républicain, je me suis incliné et j’ai refusé » [Correspondance, t. II]. En vérité, par ce trait de caractère, il était le digne fils de son père, pasteur calviniste plus mystique qu’intégriste, ayant choisi de vivre de la générosité d’une petite communauté protestante d’Orthez et renonçant en 1831 à ses fonctions officielles de pasteur de Sainte-Foy-la-Grande. Il est indéniable que l’éducation protestante familiale a influencé l’orientation politique des frères Reclus, car on ne peut dissocier la formation et l’engagement politique d’Élisée de ceux de son frère aîné Élie, ils ont toujours partagé les mêmes idéaux et ont été exceptionnellement proches toute leur vie. Les caractères principaux du protestantisme sont l’autonomie de l’individu par rapport au dogme et l’importance de la morale. Deux traits que l’on retrouve dans l’idéologie libertaire de Reclus, pas de dogme à respecter, chaque anarchiste est libre de penser comme il l’entend et Reclus a par exemple été souvent en désaccord avec Bakounine (ils se sont rencontrés en 1864) et la condition essentielle de la moralité, c’est la liberté. Chez les anarchistes pas de référence au dogme d’un parti car ce serait déjà aliéner sa propre liberté, seule compte leur propre vision du monde et non pas celle que leur imposerait un parti. Rien entre l’individu et ce vaste ensemble que représente l’Humanité, de la même manière qu’à ses débuts quand il était encore croyant il ne devait rien y avoir entre l’individu et Dieu, en fait l’Humanité a en quelque sorte pris la place de Dieu dans l’idéal de Reclus.

En 1851, Élisée Reclus - il a alors vingt et un ans - est déjà profondément républicain, la révolution de 1848 l’a enthousiasmé, socialiste et libre-penseur. Cette année-là, il suit à Berlin les cours du géographe allemand Carl Ritter. Dans une lettre à sa mère, il déclare renoncer à poursuivre ses études de théologie et affirme : « Je ne suis décidé à ne suivre [....] que le cri de ma conscience. Pour moi qui accepte la théorie de la liberté en tout et pour tout, comment pourrais-je admettre la domination de l’homme dans un cœur qui n’appartient qu’à Dieu seul ? » [Correspondance, t. I]. Cette année-là, après avoir en compagnie de son frère aîné Élie traversé la France à pied (il gardera toujours de ce voyage un souvenir ému), il rédige son premier texte politique, Développement de la liberté dans le monde, texte retrouvé après sa mort et publié en 1928 dans Le Libertaire. Selon Éric Leunis et Jean-Marie Neyts [1985] à cette époque Reclus n’est pas encore réellement anarchiste, comme le prouvent les nombreuses références chrétiennes de ce premier texte politique, néanmoins on y trouve déjà une référence à l’anarchie :

Notre but politique dans chaque nation particulière c’est l’abolition des privilèges aristocratiques, et dans la Terre entière c’est la fusion de tous les peuples. Notre destinée c’est d’arriver à cet état de perfection idéale où les nations n’auront plus besoin d’être sous tutelle d’un gouvernement ou d’une autre nation ; c’est l’absence de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre.

Son projet est alors d’établir la République chrétienne, plus tard, devenu athée, il parlera de la République universelle. Devenir athée, ne signifie pas que Reclus perde ce qui fait de lui un être « religieux », s’il ne croit plus en l’existence de Dieu, il croit avec la foi du charbonnier à la liberté, condition indispensable pour qu’existe un jour la République universelle.

Des expériences fondatrices 1851-1857

À la suite du coup d’État du 2 décembre 1851, les deux frères, menacés d’emprisonnement à cause de leur engagement républicain, s’exilent à Londres. À partir de cette date commence pour Élisée un très long voyage puisqu’il ne sera de retour en France qu’en 1857.

Ces six années sont essentielles dans l’affirmation de ses convictions politiques et dans sa formation de géographe de terrain, même s’il ne part pas avec le projet de devenir géographe, mais avec celui de devenir agriculteur. Il découvre ainsi Londres, puis l’Irlande, les États-Unis, le Mexique, l’Amérique centrale, l’isthme de Panama et enfin la Colombie, appelée à l’époque Nouvelle Grenade. Des expériences fondamentales, à la fois dans l’appréhension de l’inégalité sociale et les rapports de domination. À Londres, il prend la mesure de l’humiliation qu’engendre la pauvreté, les deux frères sont sans le sou, Élisée vit chichement de quelques leçons, entre autres aux jeunes filles L’Herminez dont les parents sont des réfugiés politiques plutôt antipathiques, il épousera l’une d’elles après la mort de sa première femme. En Irlande, il découvre, d’une part, la pauvreté des Irlandais et de la campagne irlandaise encore très marquée par la grande famine (1847) et, d’autre part, la dureté de la domination coloniale anglaise. En 1853, il s’embarque pour la Louisiane, où il est confronté à une nouvelle situation de domination, la société esclavagiste des planteurs. Révolté par la condition des esclaves, il sera un partisan indéfectible des nordistes durant la guerre de Sécession.

Ces expériences l’ancrent donc définitivement du côté des plus faibles et le confirment dans le fait que la dignité de l’individu est liée à sa liberté que rien ne peut ni ne doit aliéner.

Mais ces voyages lui donnent aussi l’opportunité de découvrir de nouveaux paysages, immenses comme aux États-Unis, dans des milieux naturels inconnus jusqu’alors comme le milieu tropical. Dans sa correspondance avec les siens, on se rend compte qu’il porte autant d’intérêt au fonctionnement de la société esclavagiste qu’à la découverte du Mississipi qu’il remonte jusqu’à Chicago, il dit aussi combien il est impressionné par l’immensité du lac Michigan. Ainsi, ses carnets de voyages sont remplis de ses observations sur le fonctionnement des sociétés qu’il découvre et sur les paysages traversés. Il écrit d’ailleurs à sa mère :

Voir la Terre, c’est pour moi l’étudier ; la seule étude véritablement sérieuse que je fasse est celle de la géographie et je crois qu’il vaut beaucoup mieux étudier la nature chez elle que de se l’imaginer au fond de son cabinet... pour connaître il faut voir. J’avais lu bien des phrases sur la mer des Tropiques, mais je ne les ai pas comprises tant que je n’ai pas vu de mes yeux ses îles vertes et ses traînées d’algues et ses grandes nappes de lumière phosphorescente. Voilà pourquoi je veux voir les volcans de l’Amérique du Sud [Correspondance, t. II, p. 109].

Il se dit aussi « enceint d’un mistouflet géographique que je veux mettre au monde sous la forme de livre - j’ai suffisamment griffonné ; mais cela ne me suffit pas, je veux aussi voir les Andes pour jeter un peu de mon encre sur leur neige immaculée » [Correspondance, t. II, p. 113].

Cependant, il ne se vit pas encore totalement comme un géographe, son projet à ce moment-là est de s’installer en Amérique du Sud comme agriculteur et de faire venir auprès de lui son frère Élie et sa femme. Il part donc pour la Colombie à la fin de l’année 1855 en traversant le Mexique et l’Amérique centrale. Là, il essaye pendant deux ans de s’installer comme planteur de bananes ou de café. On peut s’étonner qu’Élisée Reclus ait eu un tel projet, être un colon, mais il faut le replacer dans le contexte de l’époque. Il y avait alors tout un courant très favorable aux colonies de peuplement, c’est-à-dire à l’installation définitive de colons dans des régions faiblement peuplées, peu défrichées. On imaginait que ces colons contribueraient à la mise en valeur de terres fertiles que la population locale trop peu nombreuse aurait négligée jusqu’alors. Cette forme de colonisation est soutenue par le mouvement anarchiste, car elle représente la mise en valeur de la nature par l’homme, ce qui est considéré comme quelque chose de très positif, si on est assez raisonnable pour ne pas faire n’importe quoi. Reclus, en Irlande, avait déjà travaillé à la mise en valeur d’un domaine agricole, et avait apprécié le travail de la terre. Il essaye donc à plusieurs reprises de s’installer comme planteur en Colombie, mais il découvre que la mise en valeur en milieu tropical n’est pas si facile que l’abondance de la végétation le laisse supposer. Peu doué pour les affaires et sans capitaux suffisants pour créer son exploitation, l’échec est total. Il quitte la Colombie en 1857 grâce à l’argent envoyé par son frère aîné qui lui permet de payer ses dettes et son billet pour le retour. En revanche, il a découvert le milieu tropical, la luxuriance de la végétation, la fragilité des sols, les fièvres, il a été lui-même gravement malade. Il a donc appris beaucoup sur la diversité des milieux naturels, des cultures et noircis plusieurs carnets de voyage.

La géographie, une « science véritablement utile »

Rentré à Paris, il réussit en 1858 à se faire parrainer pour être membre de la Société de géographie, rappelons qu’il s’agit d’une société privée qui réunit des explorateurs et des hommes d’affaires très intéressés par les connaissances pouvant être utiles à l’expansion de leurs affaires commerciales. Élisée Reclus a donc ainsi accès à l’unique bibliothèque de géographie de Paris. Il s’oriente donc de plus en plus vers la géographie et se voit de plus en plus exercer le métier de professeur de géographie, comme il l’écrit à sa mère : « Je suis heureux quand je parle de géologie, d’histoire, de sciences véritablement utiles ; l’idée que peut-être je pourrais devenir professeur de géographie me remplit de joie » ou journaliste-géographe : « Mon orgueil ne souffrirait nullement d’avoir à signer des articles sur la Mississipi ou sur la Sierre Nevada. » Il exploite les notes prises au cours de ses voyages et publie ses premiers articles géographiques mais aussi politiques principalement dans la Revue des deux mondes : « La Nouvelle Grenade, paysages de la nature tropicale » (1859), « Le Mississipi et ses affluents » (1859), « De l’esclavage aux États-Unis », quatre articles (1860), « Les Noirs américains depuis la guerre civile des Etats-Unis » (1862), « Le coton et la crise américaine » (1862). En 1861, il publie son premier ouvrage chez Hachette, Voyage à la Sierra-Nevada de Sainte Marthe. Il a été embauché par cette maison d’édition en 1859 pour rédiger les guides de voyages Joanne, ancêtres des guides bleus, ce qui le conduit à voyager dans de nombreuses régions françaises, en particulier dans le Midi, les Pyrénées, le Pays basque, les villes d’eaux, etc. et en Europe, Allemagne, Italie, Espagne, Angleterre (à plusieurs reprises), Belgique, Pays-Bas, Suisse et il en est ravi, il part pour plusieurs mois souvent à la belle saison sans se soucier outre mesure de sa jeune femme et de sa fille. Notons que pour épouser sa jeune femme, Reclus accepta et ce fut sans doute la seule fois, de déroger à un de ses principes. Lui qui rejetait toute loi imposée par l’État, accepta néanmoins de se marier civilement, c’était en 1858, fallait-il qu’il tienne à cette jeune femme métisse, « une belle et jeune mulâtresse entrevue autrefois pendant ses années de collège » selon son neveu Paul, fils d’Élie. Elle était la fille d’un capitaine au long cours originaire de Sainte-Foy-la-Grande et d’une Sénégalaise, c’était sans doute aussi pour Élisée Reclus une façon des plus douces de mettre ses idées en pratique, lui qui était un farouche partisan du métissage des races. Par la suite, bien que sa seconde femme fut d’un milieu très bourgeois, il imposa l’union libre ce que sa belle-mère eut quelque mal à lui pardonner !

À cette époque-là, il se met aussi à rédiger son premier grand livre La Terre, description des phénomènes de la vie du globe publié en 1868 (premier volume) et 1869, pour le deuxième, publié par Hachette et qui fut un immense succès (au moins dix éditions).

La préface de la première édition est révélatrice à la fois de sa conception de la géographie et de sa personnalité :

Le livre qui paraît, aujourd’hui, je l’ai commencé il y a bientôt quinze années, non dans le silence du cabinet, mais dans la libre nature. C’était en Irlande, au sommet d’un tertre qui commande les rapides du Shannon, ses îlots tremblant sous la pression des eaux et le noir défilé d’arbres dans lequel le fleuve s’engouffre et disparaît après un brusque détour. Étendu sur l’herbe à côté d’un débris de muraille qui fut autrefois un château fort et que les humbles plantes ont démoli pierre à pierre, je jouissais doucement de cette immense vie des choses qui se manifestait par le jeu de la lumière et des ombres, par le frémissement des arbres et le murmure de l’eau brisée contre les rocs. C’est là, dans ce site gracieux, que naquit en moi l’idée de raconter les phénomènes de la terre, et, sans tarder, je crayonnai le plan de mon ouvrage. Les rayons obliques d’un soleil d’automne doraient les premières pages et faisaient trembloter sur elles l’ombre bleuâtre d’un arbuste agité.

Depuis lors je n’ai cessé de travailler à cette œuvre dans les diverses contrées où l’amour des voyages et les hasards de la vie m’ont conduit. J’ai eu le bonheur de voir de mes yeux et d’étudier à même presque toutes les grandes scènes de destruction et de renouvellement, avalanches et mouvements des glaces, jaillissement des fontaines et pertes des rivières, cataractes, inondations et débâcles, éruptions volcaniques, écroulement des falaises, apparition des bancs de sable et des îles, trombes, ouragans et tempêtes. Ce n’est point seulement aux livres, c’est à la terre elle-même que je me suis adressé pour avoir la connaissance de la terre. Après de longues recherches dans la poussière des bibliothèques je revenais toujours à la grande source et ravivais mon esprit dans l’étude des phénomènes eux-mêmes. Les courbes des ruisselets, les grains de sable de la dune, les rides de la plage ne m’ont pas moins appris que les méandres des grands fleuves, les puissantes assises des monts et la surface immense de l’Océan.

Ce n’est pas tout. Je puis le dire avec le sentiment du devoir accompli : pour garder la netteté de ma vue et la probité de ma pensée, j’ai parcouru le monde en homme libre, j’ai contemplé la nature d’un regard à la fois candide et fier, me souvenant que l’antique Freya était en même temps la déesse de la Terre et celle de la Liberté » (1er novembre 1867).

Il s’agit donc de décrire et d’expliquer le fonctionnement de la Terre. D’où vient son intérêt pour ce qu’on appellera par la suite la géographie physique ? Sans doute de sa très grande sensibilité aux paysages, qu’il a manifestée très tôt, et particulièrement aux paysages de montagne, c’était d’ailleurs un remarquable et infatigable grimpeur, ce qui est un point commun à nombre de géographes. Il y a assurément un grand plaisir à gravir pas à pas le sentier et voir peu à peu le paysage changer avec l’altitude pour une fois au sommet embrasser un très vaste paysage, satisfaction de tout grimpeur qui se trouve pour quelque temps dans une position de domination à laquelle s’ajoute pour le géographe ou le géologue le plaisir de savoir comment ce paysage s’est construit. Doté d’un réel talent d’écrivain, Élisée Reclus sait donner à voir les paysages qu’il parcourt et il prend un grand plaisir à en décrire les couleurs, les lumières, la nature des sols. Sa description du paysage du Shannon est on l’a vu extrêmement vivante, il nous donne à voir la vitesse de l’eau, le jeu des lumières sur les arbres, sur l’eau, à entendre le bruit de l’eau qui s’écoule, mais aussi à percevoir le temps, composante essentielle de la formation des paysages, en évoquant les humbles plantes qui ont patiemment démoli un château fort. Cette notation traduit un aspect de sa philosophie de la nature, Reclus est persuadé de la puissance de l’action de la nature qui inexorablement poursuit son action. Dans ce premier ouvrage il présente la Terre comme un milieu dynamique, constamment en mouvement, c’est pourquoi il porte une très grande attention aux phénomènes d’érosion qu’il s’agisse de processus très actifs éruptions volcaniques (il assiste à l’éruption de l’Etna en 1865), tremblements de terre, ouragans ou d’autres beaucoup plus lents, moins spectaculaires qui affectent des territoires beaucoup plus petits, comme il l’écrit les rides de la plage lui ont autant appris que les méandres des plus grands fleuves.

Pourquoi éprouve-t-il le besoin de conclure sa préface par cette référence à la Liberté, la sienne : « J’ai parcouru le monde en homme libre », et d’associer la Terre à la Liberté ? J’ai montré [Giblin, 1976] la conception que les anarchistes avaient de la nature, conception que partage Élisée Reclus. La nature est un tout équilibré, l’homme qui en est un des éléments - « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », écrit-il sur la première de couverture de L’Homme et la Terre - doit chercher à rester en contact avec elle et éviter toute rupture qui entraînerait son propre déséquilibre mais aussi la perte de sa liberté. Aussi l’homme ne doit-il obéir qu’aux seules lois naturelles (Élisée Reclus écrira même que « la lâcheté par excellence est le respect des lois » !). Il termine son ouvrage sur la Terre par un chapitre intitulé « La Terre et l’homme » pour rappeler les liens étroits qui les unissent :

L’homme, cet « être raisonnable » qui aime tant à vanter son libre arbitre, ne peut néanmoins se rendre indépendant des climats et des conditions physiques de la contrée qu’il habite. Notre liberté, dans nos rapports avec la Terre ; consiste à en reconnaître les lois pour y conformer notre existence. Quelle que soit la relative facilité d’allures que nous ont conquise notre intelligence et notre volonté propres, nous n’en restons pas moins des produits de la planète : attachés à sa surface comme d’imperceptibles animalcules, nous sommes emportés dans tous ses mouvements et nous dépendons de toutes ses lois [La Terre, t. II, p. 622].

Citation que l’on pourrait aisément retrouvé sous la plume d’un écologiste d’aujourd’hui. Comme je l’ai écrit en 1981, Reclus est un écologiste avant l’heure et en quelque sorte un précurseur du développement durable, car il ne rêve absolument pas d’une nature vierge, préservée de toute action humaine, pour lui, l’homme peut avoir une action bénéfique sur la nature s’il sait agir selon les lois qu’elle impose, il insiste déjà dans son premier ouvrage La Terre, mais surtout dans le dernier, L’Homme et la Terre sur le fait qu’il faut analyser le milieu comme un tout :

Il est certainement indispensable d’étudier à part et d’une manière détaillée l’action spéciale de tel ou tel élément du milieu, froidure ou chaleur, montagne ou plaine, steppe ou forêt, fleuve ou mer, sur telle peuplade déterminée ; mais c’est par un effort d’abstraction pure que l’on s’ingénie à présenter ce trait particulier du milieu comme s’il existait distinctement, et que l’on cherche à l’isoler de tous les autres pour en étudier l’influence essentielle.

Même là où cette influence se manifeste d’une manière absolument prépondérante dans les destinées matérielles et morales d’une société humaine, elle ne s’entremêle pas moins à une foule d’autres incitatifs, concomitants ou contraires dans leurs effets. Le milieu est toujours infiniment complexe, et l’homme est par conséquence sollicité par des milliers de forces diverses qui se meuvent en tous sens, s’ajoutant les unes aux autres, celles-ci directement, celles-là suivant des angles plus ou moins obliques, ou contrariant mutuellement leur action [H&T, t. I, p. 114-115].

L’intégration des hommes aux écosystèmes est diverse : il en est d’excellente, il en est de « pathologique » selon l’expression même de Reclus. En ce sens, Reclus est beaucoup plus circonspect sur les conséquences de certains grands aménagements non pas qu’ils soient systématiquement contre loin de là, puisqu’il écrit : « C’est aux hommes de compléter l’œuvre de la nature en imitant dans leurs travaux quelques-uns des moyens qu’elle emploie » [La Terre, t. II, p. 261].

Cependant, homme de son siècle, Élisée Reclus est comme d’autres fortement influencé par l’idée que les climats, les reliefs conditionnent le caractère des populations, les montagnards sont vigoureux et résistants, les habitants des milieux tropicaux sont plutôt paresseux car la nature leur offre tout, l’idéal étant le milieu tempéré comme le prouve le niveau de développement des populations. De même, il est convaincu de l’équilibre harmonieux inhérent aux ensembles naturels, idée qui sera reprise par nombre de géographes après lui et qui n’a pas encore totalement disparu dans certains milieux écologistes. Pour Reclus, l’architecture du relief crée des micromilieux séparés les uns des autres par des montagnes, des fleuves, des littoraux qu’il faut respecter ce que l’État ne fait pas puisqu’il ignore cette organisation géographique naturelle. C’est pourquoi, lui le géographe, il lui faut retrouver l’organisation géographique naturelle :

Certainement les divisions politiques ont une valeur transitoire qu’il n’est pas permis d’ignorer, mais dans les descriptions qui vont suivre nous tâcherons de nous tenir principalement aux divisions naturelles, telles que nous les indiquent à la fois le relief du sol, la forme des bassins fluviaux et le groupement des populations unies par l’origine et la langue. D’ailleurs, ces divisions elles-mêmes perdent de leur importance dans les pays comme la Suisse, où des habitants de races diverses et parlant des idiomes différents sont retenus en un faisceau par le plus puissant des liens, la jouissance de la liberté [NGU, t. I p. 30].

De ce point de vue et seulement de ce point de vue, la conception de la géographie d’Élisée Reclus ne diffère pas tant de celle de ses successeurs qui se sont attachés à décrire les régions naturelles réunies dans un même État aux limites bien évidemment politiques, mais de cela les géographes dans leur très grande majorité ne parlaient pas puisque ce domaine était réservé aux historiens. Souvenons-nous du grand historien Lucien Febvre qui affirmait dans son livre La Terre et l’évolution humaine : « Le sol, non l’État : voilà ce que doit retenir le géographe. » Ainsi, les fameuses régions naturelles furent longtemps considérées par nombre de géographes comme les « vraies » régions, celles qui auraient dû servir de cadre à l’organisation régionale des États, comme si les ensembles naturels, généralement géologiques, possédaient des vertus telles que le développement économique et social de chacun d’eux ne pouvait que s’accorder harmonieusement avec celui des autres. Ainsi, les successeurs de Reclus ont d’une certaine manière gardé de la géographie reclusienne ce qui est le moins pertinent, la représentation du bien-fondé d’un ordre naturel. À l’époque d’Élisée Reclus ce sont les bassins fluviaux qui apparaissent comme le cadre idéal de l’organisation régionale, ensuite les géographes proposeront des régions naturelles aux caractéristiques plus complexes et où le paysage tiendra une grande place.

Un géographe anarchiste

Reclus utilise les connaissances géographiques pour démontrer que l’idéal anarchiste « du pain pour tous » est parfaitement possible puisque les ressources sont largement en suffisance et seule leur inégale et injuste répartition explique la misère du plus grand nombre.

De plus, pour Reclus l’homme doit vivre libre, sans obéir à d’autres lois que celles de la nature et sans avoir à subir le moindre encadrement, seule la libre association des individus est acceptable. C’est pourquoi il souhaite la disparition complète de toutes les organisations politiques ou administratives territoriales ce qu’il exprime dans une intervention au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté (dont Bakounine est aussi un des membres)

Je démontrai ainsi qu’après avoir détruit la vieille patrie des chauvins, la province fédérale, le département et l’arrondissement, machines à despotisme (sic) le canton et la commune actuels, inventions des centralisateurs à outrance, il ne restait que l’individu et que c’est à lui de s’associer comme il l’entend : voilà la justice idéale [Correspondance, t. I, p. 285].

C’est cet engagement sans faille dans ce combat pour la liberté qui le conduit d’une part à soutenir les actions militantes anarchistes, y compris les plus violentes, comme les attentats,

Je crois que toute oppression appelle la revendication et tout oppresseur, individuel ou collectif, s’expose à la violence. Quand un homme isolé, emporté par sa colère, se venge contre la société qui l’a mal élevé, mal nourri, mal conseillé, qu’ai-je à dire ? Prendre parti contre le malheureux pour justifier ainsi d’une manière indirecte tout le système de scélératesse et d’oppression qui pèse sur lui et des millions de semblables, jamais.

Mon œuvre, mon but, ma mission est de consacrer toute ma vie à faire cesser l’oppression [Correspondance, t. II, p. 425].

d’autre part, à dénoncer tous les rapports de domination, qu’ils soient le fait de l’État, des capitalistes, des riches sur les pauvres ou même des pauvres sur d’autres pauvres, d’une nation dominée sur une autre nation plus faible :

Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression comme une fureur de vengeance sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent, se hiérarchisent [H&T, t. I, p. 281].

L’inflexibilité de ses convictions, et ce jusqu’à sa mort, prouve combien Élisée Reclus avait foi en leur justesse, y déroger aurait été pour lui perdre sa dignité d’homme. Il fait preuve dans cet engagement d’une intransigeance similaire à celle de son père dans sa pratique religieuse, il y a d’ailleurs dans cet engagement une part d’absolu, quelque chose de religieux. Même devenu athée, Élisée Reclus reste un homme de foi et le credo de la liberté a en quelque sorte remplacé le credo religieux. Son projet n’est pas d’inventer une société idéale, utopique, non ce qui l’intéresse c’est de changer vraiment le monde, de faire sauter les multiples formes d’oppression qui entrave l’épanouissement de l’homme dans une société juste. C’est pourquoi, il lui faut comprendre et expliquer le monde tel qu’il est, et de la manière la plus rigoureuse afin de bien faire comprendre les mécanismes de l’oppression qui empêchent l’instauration d’une société plus libre et donc plus juste. Élisée Reclus fait montre dans son travail de géographe d’une remarquable rigueur, et ce d’autant plus que ce travail doit aussi servir à démontrer la justesse de son idéal politique, la cause est si noble, si grande qu’il n’est pas question de travestir la réalité, ce qui pourrait contribuer à désavouer la valeur de son engagement politique. Aujourd’hui encore, ce qui rend intéressante la lecture des œuvres de Reclus ce sont les passages où il aborde les rapports de pouvoirs et/ou de domination. C’est en cela que Reclus est un précurseur et qu’il l’est longtemps resté. Non pas qu’il faille nécessairement être anarchiste pour aborder ces questions, loin s’en faut, mais Reclus est véritablement une exception car il faut rappeler qu’à cette époque c’étaient plutôt les milieux bourgeois qui s’intéressaient à la géographie. Ainsi, les membres des sociétés de géographie appartenaient soit au milieu des savants (rarement issus des classes populaires) soit à la haute bourgeoisie (représentants du commerce, de l’industrie, des milieux coloniaux) et même à l’aristocratie comme en Angleterre ou en Belgique, où les familles royales apportaient un appui généreux à ces sociétés savantes. Heureusement, Reclus a la chance d’être accepté très tôt à la Société de géographie, il a alors vingt-huit ans et on ignore encore tout ou presque de ses convictions politiques, sinon il n’aurait jamais été parrainé ! De même, au moment de la Commune sa chance est d’avoir déjà acquis une réelle notoriété. On le sait, il s’est fortement engagé dans la Commune de Paris, il y voyait le début de la concrétisation possible de son idéal politique, le peuple qui se prend en charge. Mais il est très vite fait prisonnier, et condamné à la déportation en 1871, puis à l’exil grâce à l’intervention de savants étrangers et à celle de l’ambassadeur des États-Unis à Paris qui se souvient de son engagement auprès des nordistes.

C’est aussi cette notoriété, acquise avec le succès rapide de son ouvrage sur La Terre, qui va donner l’audace à Mr Templier, gendre de Louis Hachette (décédé en 1864) et qui est aussi un des trois associés de la société Hachette de lui faire signer en prison en 1872 un contrat pour rédiger une « Géographie descriptive et statistique ». Une seule précaution politique était prise par l’éditeur. Reclus s’engageait à ne toucher que « d’une manière succincte et avec la plus grande réserve aux questions religieuses et morales ». Mais Élisée Reclus ne pouvait totalement respecter cet engagement, car comment aurait-il pu renoncer à ses idées ou à ses activités de militant ? Il se trouva même embarqué dans le procès des anarchistes de Lyon en 1883 et avec le prince Kropotkine poursuivi par défaut comme chef de l’organisation. L’action militante de Reclus au sein des milieux anarchistes a telle eu une influence négative sur les lecteurs ? C’est possible car la vente par fascicule fut satisfaisante mais elle s’effondra brusquement pour les derniers volumes. Il est vrai que la parution de la Nouvelle Géographie universelle prit vingt-deux ans et qu’ayant la plume facile Élisée Reclus était un géographe prolixe. Il dépassa largement les limites prévues : au volume VI, il n’était encore qu’au tiers de son plan et au lieu des 200 livraisons de 16 pages hebdomadaires soit 5 ou 6 volumes de 500 pages, il y en eut 1061 soit 19 volumes de 800 ou 900 pages ! Mais la maison Hachette était incontestablement une grande maison d’édition. Alors que le compte d’Élisée Reclus était débiteur de 31 701,15 francs, au 30 septembre 1894, Hachette « lui offrit aussitôt de lui en donner quittance gracieuse ». Reclus demanda si la Maison ne pourrait pas lui faire avance de ses droits sur les livraisons encore en magasin ; en même temps, il lui proposait de lui vendre sa bibliothèque. Il lui fut répondu :

"Chaque année, nous vous tiendrons compte de vos droits sur les exemplaires vendus ; mais comme il est à craindre que cela ne représente qu’un chiffre assez faible, nous vous offrons de vous verser pendant dix ans une somme mensuelle de 833,33 francs destinée à parfaire ce que vous retirerez du produit de la vente et de façon à vous assurer dans tous les cas dix mille francs par an.

“En ce qui concerne l’abandon de votre bibliothèque que vous nous avez offert, nous désirons que vous en conserviez la libre disposition. Elle a pour vous une valeur que nous ne voulons pas faire entrer en ligne de compte, de telle sorte que vous puissiez toujours en disposer comme il vous conviendra.

"Nous espérons que vous trouverez dans ces propositions que nous vous adressons l’expression du respect et de l’affectueux dévouement que nous inspirent les longs et parfaits rapports qui n’ont point cessé d’exister entre nous.

Élisée Reclus reçut ainsi une rente annuelle jusqu’à sa mort. En 1900, il restait encore 70 000 volumes, il fallut en pilonner les deux tiers. Sans doute la Nouvelle Géographie universelle fut telle disqualifiée par les écrits des nouveaux géographes - universitaires ceux-là, et aussi conservateurs Vidal de La Blache et ses élèves Gallois, de Martonne, etc. Il paraît plus que probable que l’anarchiste militant a permis de discréditer le géographe étonnant de perspicacité. C’est bien parce qu’on ne pouvait dissocier le géographe, qui aurait dû être nanti d’on ne sait de quelle sereine impartialité scientifique, du militant anarchiste, que les représentants de l’institution universitaire ont choisi de l’oublier et de le faire oublier au plus vite. Mais comment Reclus aurait-il pu taire ce qui faisait le fondement même de son engagement politique, l’oppression d’autrui et ce à tous les niveaux, non seulement des puissants sur les plus faibles mais aussi celle que les plus faibles exercent sur ceux encore plus faibles qu’eux. Ce désintérêt rapide pour la géographie reclusienne est d’autant plus regrettable que les derniers volumes en particulier celui sur les États-Unis, offrent des passages remarquables, d’une exceptionnelle pertinence et clairvoyance (cf. article de Fredérick Douzet), inexorable montée en puissance des États-Unis dont il annonce qu’ils seront très rapidement la première puissance mondiale. C’est dans les passages où il montre la domination d’un peuple sur un autre, d’une classe sociale sur une autre ou les rivalités entre deux peuples pour le contrôle d’un même territoire que les analyses reclusiennes sont d’une incontestable perspicacité et justifient qu’on les relise. C’est pourquoi déjà en 1980 nous avions publié dans un numéro intitulé points chauds les analyses de Reclus sur l’Afghanistan, que l’URSS avait envahi en décembre 1979. Nous insistions alors sur le fait que Reclus ait décrit les divisions des tribus afghanes et l’ancienneté de leurs affrontements. Géographe, il sait accorder une large place à l’histoire afin d’expliquer comment ces situations de domination se sont mises en place, par exemple à propos de l’Ukraine, il retrace l’histoire de la région depuis le moyen âge et présente une carte des « déplacements historiques de l’Oukraïne ».

Il ne s’agit absolument pas de nier le caractère dépassé de certaines de ses approches, et même choquant comme à propos des juifs que Reclus présente toujours comme des usuriers accapareurs. Lui, si sensible à toute forme de discrimination tombe dans l’antisémitisme le plus primaire voire caricatural, y compris dans L’Homme et la Terre où pourtant il a pris soin de cartographier les pogroms de Russie et de parler du vaste ghetto dans lequel l’empire russe maintenait les juifs. Il faudra attendre longtemps avant que des géographes abordent cette question. Même si dans la NGU de Reclus une grande partie du texte est consacrée à des descriptions dont on se lasse assez vite, y compris parfois quand il parle des villes, il ne faut cependant pas négliger la fin de chaque chapitre quand il aborde la situation économique sociale et politique de l’État étudié. C’est là que l’on retrouve ce que nous estimons être le « bon » géographe, parce que préoccupé comme il l’était par les conditions de vie, économiques, sociales, culturelles et politiques des populations il ne pouvait pas ne pas en parler.

De même, il faut signaler la qualité de certaines cartes de la NGU en particulier les cartes en couleurs en double page. Nous ne retiendrons que deux exemples. Préoccupé par la liberté des peuples Élisée Reclus est donc très logiquement soucieux de leur répartition géographique quand celle-ci est complexe, ce qui est le cas pour les populations de ce qui est alors la Turquie d’Europe et pour l’Europe orientale. C’est pourquoi il y consacre ces doubles pages couleur avec une cartographie aussi précise que possible de leur répartition avec cette remarque pour les populations de la Turquie d’Europe « cette carte ne peut avoir qu’une valeur toute approximative. La plupart des populations de races et de langues diverses sont entremêlées et non juxtaposées ».

La carte de la répartition des peuples de l’Europe orientale allant de Berlin à l’Oural, ce qu’il appelle la Russie d’Europe, comporte 36 peuples montrant clairement l’imbrication de certains d’entre eux et Élisée Reclus ayant pris soin de cartographier par petites taches la répartition de la population juive, cette carte des peuples étant précédée de celle de la densité. Autre carte inattendue dans un ouvrage de géographie de cette époque mais logique chez un géographe anarchiste, en noir et blanc cette fois, celle de la proportion des exilés de droit commun en Sibérie suivant les provinces [NGU, t. V : L’Europe scandinave et russe, p. 899] avec ce commentaire :

Le gouverneur a le droit de signaler au ministre de l’intérieur les personnes qu’il lui convient d’exiler dans les provinces lointaines de l’empire [...] la haute police a le pouvoir d’interner ou d’exiler sans jugement ni preuves tous ceux qui lui paraissent suspects. Les villes du nord sont des lieux d’internement où les suspects et les condamnés politiques sont fort nombreux, et maintenant on les trouve dans tous les districts de la Sibérie, dans la Transbaïkalie et jusque dans l’île de Sakhalin [ibid., p. 898].

Une approche géopolitique lucide et généreuse ?

C’est dans son dernier ouvrage que les analyses géopolitiques les plus fines et les plus pertinentes sont les plus nombreuses, en particulier dans les deux derniers tomes qui abordent le monde contemporain. Cela n’allait visiblement pas sans risque car Reclus eut quelque difficulté à trouver un éditeur. La maison Hachette s’était engagée à publier l’ouvrage que Reclus intitulait alors L’Homme, géographie sociale, mais le successeur de Mr Templier y mettait, en 1895, une condition qui était que les conclusions de Reclus ne soient pas de nature à offenser les lecteurs habituels de la maison. La réponse de Reclus on s’en doute fut de chercher un autre éditeur, ce fut tout d’abord un éditeur londonien, l’ouvrage devait donc être d’abord publié en anglais, puis en français. Mais compte tenu de l’ampleur de l’ouvrage et du grand nombre de cartes, l’éditeur se récusa. C’est son frère Onésime, lui aussi géographe mais très loin d’avoir la qualité de son frère aîné qui trouva un éditeur un an avant la mort d’Élisée.

L’Homme et la Terre reste un grand livre par l’analyse des luttes économiques, sociales, politiques et même militaires que l’on y trouve. Passionné par les progrès qu’accomplissent la science et la technique, il est aussi très conscient de ses conséquences négatives tant sur les ensembles naturels que dans les sociétés. Le progrès est pour Reclus, un phénomène contradictoire par essence. Aux progrès, il oppose les « régrès » : « Le fait général est que toute modification si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants » [H&T, t. VI, p 531]. Il a perçu le phénomène de la mondialisation de l’économie et ses multiples conséquences :

Le théâtre s’élargit, puisqu’il embrasse maintenant l’ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque État particulier sont également celles qui se combattent par toute la Terre. En chaque pays, le capital cherche à maîtriser les travailleurs ; de même sur le plus grand marché du monde, le capital, accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire œuvrer à son profit la masse des producteurs et à s’assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés [H&T, t. V, p. 287].

Si ce n’est le style, ce texte pourrait être écrit aujourd’hui ou encore :

Les industries de tous les pays, entraînées de plus en plus dans la lutte de la concurrence vitale, veulent produire à bon marché en achetant au plus bas prix la matière première et les bras qui les transformeront [...] Il n’est pas nécessaire que les émigrants chinois trouvent place dans les manufactures d’Europe et d’Amérique pour qu’ils fassent baisser les rémunérations des ouvriers blancs : il suffit que des industries similaires à celles du monde européen, celles des lainages et des cotons par exemple, se fondent dans tout l’Extrême-Orient, et que les produits chinois ou japonais se vendent en Europe même à meilleur marché que les productions locales. La concurrence peut se faire de pays à pays à travers les mers, et ne se fait-elle pas déjà pour certains produits au détriment de l’Europe ?

Au point de vue économique, le rapprochement définitif entre les groupes de nations est donc un fait d’importance capitale [H&T, t. VI, p. 12].

Qu’y a-t-il à enlever ou à ajouter à ce texte aujourd’hui ? Perspicacité encore à l’encontre des conflits religieux. Pourfendeur de toutes les oppressions, Élisée Reclus croyait en l’existence possible dans un avenir sans doute assez lointain d’une société universelle, juste où chaque individu sera respecté et saura respecter autrui une fois que les hommes se seront débarrassés des oppresseurs, des accapareurs entre autres de l’État source de puissance et de pouvoirs et donc de domination. Cette position politique est a priori en totale opposition avec l’approche d’Hérodote puisque la Nation et dans une moindre mesure l’État sont des concepts que nous estimons fondamentaux de l’analyse géopolitique. Mais ce qui nous rapproche d’Élisée Reclus, c’est la volonté de décrypter le monde avec honnêteté, de ne pas masquer, dans la mesure où l’on en est conscient, ce qui ne nous plaît pas. Les analyses géopolitiques publiées dans Hérodote n’ont pas pour but de convaincre le lecteur en faveur de telle ou telle cause mais de lui permettre de comprendre la complexité de certaines situations en présentant les points de vue des différents protagonistes et le laisser libre ainsi de son jugement. Cette approche n’est cependant pas systématique et Hérodote on le sait, publie aussi des articles d’auteurs dont les opinions peuvent être divergentes, avec toutefois toujours la même exigence d’écrire simplement et de façon argumentée. Une des préoccupations de l’équipe d’Hérodote est d’écrire pour être comprise d’un grand nombre de citoyens, c’est cela la fonction politique de la revue. N’est-ce pas là ce qui nous rapproche de Reclus qui lui aussi écrivait pour être lu du plus grand nombre ?

Une géopolitique lucide et généreuse, c’est ce que la revue Hérodote cherche à mettre en œuvre.

Références bibliographiques

 GILBIN Béatrice, « Géographie et anarchie : Élisée Reclus », Hérodote, n° 2, 1976.

 LACOSTE Yves, « À bas Vidal ? Viva Vidal ! », Hérodote, n° 16, octobre-novembre 1979.

 LEUNIS E. et NEYTS J. M., « La formation de la pensée anarchiste d’Élisée Reclus », Institut des hautes études de Belgique et la Société royale belge de géographie, Bruxelles, 1985. p. 139-154.

 RECLUS Élisée, Correspondance, 1850-1905, Schleicher, 3 vol., Paris, 1911.

 Nouvelle Géographie universelle, la Terre et les hommes, Hachette, 19 vol., Paris, 1876-1894.

 La Terre, description des phénomènes de la vie du globe, Hachette, Paris, 2 vol., 1869.

 L’Homme et la Terre, Librairie universelle de Paris, 6 vol., Paris, 1905-1908.


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