Lorsqu’en 1981, Hérodote publie son 22e numéro intitulé « Élisée Reclus, un géographe libertaire » (c’était à son propos la première publication depuis très longtemps, à l’exception de l’article de Béatrice Giblin dès le n° 2 d’Hérodote), la bataille qu’en 1976 la revue avait ouverte chez les géographes, n’était pas encore gagnée. La majorité d’entre eux considérait encore comme inutile ou pire, comme non scientifique, d’aborder en géographie des questions politiques même quand elles avaient des rapports évidents aux territoires. Aussi l’œuvre colossale de Reclus, œuvre politique à bien des égards, qui était alors passée sous silence fut pour nous un puissant moyen de contester la conception a-politique de la géographie révérée depuis des décennies par les géographes universitaires. Ils pensaient que Vidal de La Blache (1845-1918) « père fondateur de l’école géographique française » en rédigeant en 1903 le « Tableau de la géographie de la France » sans souffler mot de questions territoriales et politiques avait défini une fois pour toutes ce qu’est la géographie et le genre de phénomènes qu’elle devait prendre en compte. C’est pourquoi dans le gros article que j’écrivis dans ce 22e numéro d’Hérodote, « Géographicité et géopolitique, Élisée Reclus » il était beaucoup question de Vidal de La Blache pour souligner a contrario l’originalité et l’intérêt de l’œuvre du géographe libertaire.

Aujourd’hui pour ce qui est de la prise en compte en géographie des questions politiques, la bataille est en partie gagnée et ce d’autant plus que l’action d’Hérodote a été relayée par le soudain succès dans l’opinion du terme géopolitique. Il était complètement proscrit depuis les lendemains de la seconde guerre sous prétexte qu’il avait été largement utilisé par les nazis. Mais début 1979 un journal aussi réputé que Le Monde et de surcroît dans l’éditorial de son directeur, stigmatisa l’invasion du Cambodge par l’armée vietnamienne par l’emploi du mot géopolitique. Mais cela fut perçu par nombre de journalistes comme l’apparition d’un terme nouveau et fort commode pour désigner un conflit pour du territoire, ce qui ne manquait pas dans l’actualité. Toujours est-il que le mot géopolitique (désormais débarrassé de toute allusion au nazisme) a connu en France depuis vingt ans un succès qui, pour des raisons complexes, est progressivement devenu considérable.

Mais ce n’était pas encore le cas, lorsqu’en 1981, j’ai utilisé le mot géopolitique en tant que terme majeur dans Hérodote et justement dans le numéro consacré à Reclus. En effet j’avais perçu que ce mot, si étroitement lié à géographie, était fort utile, à la condition d’être clairement défini, pour désigner les rivalités de pouvoirs sur des territoires. C’est donc avec l’article « Géographicité et géopolitique : Élisée Reclus » que le terme géopolitique a été utilisé dans Hérodote, pour désigner, outre des conflits en cours, une façon géographique de voir les choses, en privilégiant les problèmes politiques. Un an plus tard le sous-titre d’Hérodote est devenu « revue de géographie et de géopolitique » avec le n° 27, fin 1982.

Nombre de géographes ont été alors effarés par l’usage du mot géopolitique dans Hérodote, car on était venu leur dire qu’il s’agissait toujours et encore d’un « terme nazi » : dés 1980, Roger Brunet (dans sa préface au livre de Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir) trépignait déjà d’horreur, sans d’ailleurs expliquer pourquoi, ni que ce terme avait été lancé par des géographes allemands bien avant qu’il soit question de nazisme. Mais il était difficile de classer le libertaire Reclus parmi les théoriciens de l’« espace vital ». Hérodote a continué avec le réseau de ses amis et porté aussi par l’intérêt général pour la géopolitique. La revue est pour beaucoup dans la création du Centre de recherches et d’analyses géopolitiques dont Béatrice Giblin a encore développé l’importance en fondant l’Institut français de géopolitique (à l’université Paris-VIII).

Après avoir longtemps boudé le mot géopolitique, nombre de géographes l’utilisent aujourd’hui, d’abord par commodité car ils voient que cela donne de l’écho à leurs propos dans les médias. Ils se rendent ensuite progressivement compte que cette méthode d’analyse est tout à fait géographique et qu’elle accroît l’audience de la géographie.

Alors pourquoi refaire en 2005 un numéro d’Hérodote sur Reclus ? D’abord parce qu’à l’occasion du centième anniversaire de sa mort, nombre de colloques vont se tenir. Si nous n’avions rien publié dans ces circonstances, on se serait étonné ou réjoui de notre silence. Fallait-il seulement republier le numéro de 1981 qui est depuis longtemps introuvable ? Il faut faire autrement et davantage, car je pense qu’en vingt-cinq ans le milieu des géographes a beaucoup changé. Le monde où nous vivons a changé bien plus encore et ils s’efforcent d’en rendre compte pour en parler à leurs élèves ou à leurs concitoyens. En cela, le rôle des géographes est grand, comme celui des historiens.

On célèbre aussi cette année le centième anniversaire de la mort de Jules Verne dont la série des romans éminemment géographiques doivent beaucoup aux ouvrages d’Élisée Reclus (ils eurent un temps le même éditeur : Hetzel). Je regrette d’ailleurs que les médias dans cette commémoration célèbrent surtout ses romans précurseurs des techniques nouvelles et ne parlent guère des romans qui sont véritablement géopolitiques, notamment Michel Strogoff qui relate le soulèvement dans l’empire russe de populations musulmanes de l’Oural et des confins du Turkestan. L’Île mystérieuse est le livre de Jules Verne qui depuis très longtemps m’importe le plus. Géopolitique, il l’est de façon paradoxale et symbolique, puisque c’est la conquête, la colonisation d’un territoire totalement vide, d’une île déserte au relief complexe, par un très petit groupe de naufragés (des Blancs) qui tout d’abord n’a comme seule arme que son savoir. C’est d’ailleurs dans ce sens très particulier qu’Élisée Reclus, de façon très discutable à mon avis (voir ci-après p. xx), emploie le mot colonisation avec des connotations positives, en dépit du fait qu’il s’en sert aussi pour désigner la conquête par des Européens de vastes territoires dont les habitants ont été soumis à l’oppression.

Dans ce nouveau numéro sur Élisée Reclus, nous avons accordé une grande place à des textes que des géographes et historiens jeunes et moins jeunes ont choisis pour l’essentiel dans les tomes de la Nouvelle Géographie universelle et qu’ils ont commentés, y compris de façon critique, en fonction de l’actualité ou de l’intérêt méthodologique. Pour diverses parties du monde qui étaient fort mal connues dans la seconde moitié du XIXe siècle, les descriptions précises que Reclus a faites de leurs situations géopolitiques sont encore d’une grande utilité aujourd’hui.

Cependant, pour ma part, je pense que, autant il était utile, pour le progrès des géographes et de la géographie de faire, il y a vingt-cinq ans, le panégyrique de l’œuvre de Reclus, autant il faut aujourd’hui inciter les géographes à réfléchir à l’évolution de l’« école géographique française », à ses progrès et à ses dérives. Reclus est à la mode et nous nous en félicitons, mais certains ont tendance à le citer pour légitimer ipso facto des orientations qui sont à discuter. Déjà, il y a vingt ans, son nom avait été transformé en sigles RECLUS (réseau d’études des changements dans les unités spatiales) pour désigner un GIP (groupement d’intérêt public) qui a surtout diffusé une géographie réduite à des modèles d’allure géométrique. La connaissance de l’œuvre d’Élisée Reclus n’y a pas gagné grand-chose et celle-ci n’a droit qu’à 35 lignes dans la présentation de la Géographie universelle dirigée par Roger Brunet soit trois fois moins que Malte-Brun (1775-1826) auteur d’une première Géographie universelle bien moins documentée, assez énumérative et très conformiste, en comparaison de celle du géographe libertaire. C’est d’ailleurs pour marquer sa différence avec celle de Malte-Brun que Reclus a choisi le titre de Nouvelle Géographie universelle.

Certes l’œuvre de Reclus, dont L’Homme et la Terre fait en quelque sorte le bilan, a apporté beaucoup d’idées dans l’évolution de la pensée géographique. Son apport nous paraît d’autant plus grand que s’est produit, dans les débuts de la corporation des géographes français, la phase de régression épistémologique qui a imposé implicitement l’exclusion de tout ce qui relève du politique du champ de la géographie. Mais il faut aussi tenir compte que la géographie n’est seulement scolaire et universitaire et que depuis des siècles, des hommes d’action ont fait des raisonnements géographiques à partir des cartes et autres documents, dans des préoccupations essentiellement stratégiques avec la sanction de la réussite ou de l’échec, de la victoire ou de la défaite. Or ce type de raisonnements plus ou moins militaire qui est fort important dès lors qu’il est véritablement question de géopolitique, Reclus, en tant humaniste libertaire, ne veut guère en faire état. Certes il dénonce les appétits des États et leurs rivalités mais il n’étudie guère leurs arguments antagonistes, ni précisément les stratégies qu’ils mettent en œuvre.

Enfin pour ce qui est des configurations spatiales à l’intérieur des États, Reclus accorde trop importance, qu’il s’agisse de la France ou de la Chine par exemple, aux limites des bassins hydrographiques, comme on avait commencé à le faire au XVIIe siècle. Ceci est d’autant plus dommage que, dans les volumes de sa Géographie universelle, la description qu’il fait des États, une fois exposé les grandes lignes du relief, se déroule, région après région, sans qu’il expose préalablement un plan d’ensemble et les raisons pour lesquelles il les distingue.

En son temps, Élisée Reclus apparaît comme le seul grand géographe en France, mais d’autres géographes existent déjà en Allemagne où la géographie universitaire était puissante depuis plusieurs décennies. Reclus connaît leurs œuvres qui sont d’importance, mais il ne les cite guère et malheureusement il ne les critique pas, bien qu’elles étaient déjà d’évidence très dangereuses pour l’avenir.

Bref, ce nouveau numéro d’Hérodote sur notre grand géographe libertaire est sensiblement différent de celui de 1981. Élisée Reclus nous a énormément apporté et depuis une vingtaine d’années notamment depuis la redécouverte de son œuvre, l’école géographique française, pour d’autres raisons a progressé. Il fut un homme du XIXe siècle qui, comme bien d’autres hommes de haute culture, avait l’espérance d’un monde meilleur et ses convictions libertaires, et en vérité sa religiosité profonde, le rendaient à la fois plus lucide à moyen terme et plus utopique pour l’avenir. Nous vivons dans un monde qui a perdu ses illusions et où l’on raisonne en termes de dangers quant à l’avenir de la planète. C’est une raison majeure de nous interroger sur notre position à l’égard de l’œuvre d’Élisée Reclus.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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