Dans les pays d’Europe occidentale, particulièrement en France, la presse, depuis quelques années, donne un écho généralement favorable aux discours qui dénoncent les crimes de la colonisation. Celle-ci est souvent assimilée à l’esclavage, et même à des entreprises de génocide plus ou moins délibérées. Il importe de prendre acte qu’aux situations coloniales ont succédé des situations postcoloniales. La question postcoloniale se pose dans les pays qui ont été colonisés, mais aussi dans leurs anciennes métropoles.

Abstract : The postcolonial issue

In the last few years, in Western Europe and especially in France, the press has given a favourable echo to the discourses denouncing colonization, often associated with slavery and even genocides with more or less deliberation. It is important to note that to colonial times followed postcolonial times. The postcolonial issue is present in countries which have been colonized, but also in their former mother countries.

Article Complet

Voilà bientôt soixante ans que l’Inde est indépendante, tout comme le Pakistan, et plus de cinquante ans que s’est déroulée la bataille de Diên Biên Phu. Voilà plus de quarante ans, après plus de sept ans de guerre, que l’Algérie est devenue indépendante, six ans après le Maroc et la Tunisie. Bien plus tardive que l’indépendance des autres colonies d’Afrique tropicale, celle des colonies portugaises a maintenant trente ans. Si certains ont pu penser durant des années qu’une page de l’histoire avait été tournée, il semble que, depuis le début des années 2000, un grand débat sur la colonisation vienne d’être relancé ; bien moins, semble-t-il, parmi les peuples qui au XXe siècle étaient encore soumis à la domination européenne, que dans les ex-métropoles coloniales et tout particulièrement en France.

Dans les pays qui ont été colonisés, surtout ceux dont l’indépendance nationale est relativement récente, et où les manifestations du sentiment national sont une des composantes majeures de la vie politique, le rappel de la lutte commune contre le colonialisme est presque un rituel, mais il est convenu. En revanche, dans les pays d’Europe occidentale, où l’idée de nation ne s’exprime plus guère de façon majoritaire, la presse, de plus en plus souvent, donne un écho généralement favorable à de nombreux discours et ouvrages qui dénoncent - pour reprendre une formule consacrée - les crimes qu’a commis durant des siècles la colonisation, y compris dans ses dernières années. Celle-ci est souvent assimilée à l’esclavage, et même, de plus en plus souvent, à des entreprises de génocide plus ou moins délibérées.

Or, loin d’en appeler à une attitude générale de repentance envers des peuples qui en ont été les victimes, cette mise en accusation du colonialisme s’inscrit surtout dans le champ politique interne, notamment en France. Sont ainsi dénoncées rétrospectivement la droite et l’extrême droite, accusées des guerres coloniales, et même la gauche classique, à laquelle sont reprochées la politique colonisatrice de la IIIe République et même son implication décisive dans la guerre d’Algérie.

À cette époque, les anticolonialistes (ils étaient peu nombreux) adjuraient leurs concitoyens d’exiger de nos gouvernants la fin d’un conflit qui, dans la vague générale des décolonisations, était sans issue et déshonorait la France. En dépit du slogan « L’Algérie, c’est la France » qui en abusa beaucoup, il fallait enfin reconnaître l’indépendance d’une nouvelle nation. On dénonçait l’usage systématique de la torture, mais personne n’avait alors l’idée d’évoquer un autre génocide.

De nos jours, un nouveau mouvement anticolonialiste (un néo-anticolonialisme ?) soutient, certes au plan international, des mouvements d’indépendance comme celui des Tchétchènes ou des Palestiniens (en dénonçant parfois l’imminence ou même la perpétration d’un génocide), mais ses enjeux essentiels sont, à mon avis, de politique intérieure. Pour en mesurer l’importance véritable, il faut vraiment prendre acte que les relations entre les pays d’Europe occidentale et ceux d’Asie ou d’Afrique ont subi de très grands changements, au plan non seulement politique, mais aussi démographique. Il ne s’agit plus de colonisation, mais de postcolonial.

Non seulement il y a eu les indépendances (et les diverses formes de néocolonialisme ne doivent pas en diminuer la portée) et la population de chacune des anciennes colonies a triplé - du fait de changements sanitaires dans l’ensemble du monde -, mais surtout les relations migratoires entre l’Europe occidentale et l’Afrique ou le monde indien se sont inversées. À l’époque coloniale, à l’exception de cas particuliers comme l’Algérie et l’Afrique du Sud, la domination des pays africains et asiatiques était assurée par de très petits nombres d’Européens ; pour la plupart venus d’Europe, ils y retournaient une fois leur carrière terminée (ainsi l’Inde anglaise, qui comptait 300 millions d’hommes et de femmes, était dirigée par quelque 30 000 Britanniques, secondés il est vrai par un grand nombre de notables, d’auxiliaires et de fonctionnaires « indigènes »). Depuis les indépendances, et surtout depuis quelques décennies, c’est un mouvement inverse et numériquement de toute autre importance qui s’est établi à partir d’un grand nombre de pays d’Asie, d’Afrique et du Maghreb vers l’Europe occidentale, et plus particulièrement vers leurs anciennes « métropoles » coloniales. Autre différence, ces migrations que l’on peut appeler postcoloniales tendent à se fixer dans les pays d’Europe occidentale.

Cette implantation d’un grand nombre d’Indiens, de Pakistanais, d’Antillais, d’Africains, venus de pays du Commonwealth, a entraîné au Royaume-Uni, dès les années 1960, de fortes réactions racistes, et celles-ci ont suscité des mouvements antiracistes (voir ci-après l’article de Delphine Papin). Il en a été plus ou moins de même en France, mais surtout à partir des années 1980 (la première percée électorale du Front national date de 1983), alors que l’essor de l’immigration algérienne puis maghrébine vingt ans plus tôt, dès les lendemains de la guerre d’Algérie, n’avait d’abord guère posé de problème, tant que le chômage (avant 1975) n’a pas été très important.

Comme c’est surtout à l’encontre des Algériens, plus largement des Maghrébins vivant en France, que l’extrême droite mène campagne, le nouveau mouvement anticolonialiste a pu d’autant mieux reprendre, contre celle-ci et contre la droite, la tonalité des slogans contre le colonialisme et la guerre d’Algérie (Le Pen s’est posé à l’époque en champion de l’Algérie française). Et, comme plus de la moitié des quelque cinq millions de personnes de culture musulmane qui vivent en France sont nées dans ce pays et sont donc françaises, le nouveau mouvement anticolonialiste peut mener campagne sur le plan intérieur, en tirant argument que les discriminations dont pâtissent ces enfants d’immigrés sont bien la preuve que la société française est traversée par la « fracture coloniale » [Blanchard et al., 2005], comme toute autre société postcoloniale. À telle enseigne qu’un « Appel pour les Assises de l’anticolonialisme postcolonial » a été lancé le 19 janvier 2005 sur le site Internet http://toutesegaux.free.fr/ (relayé notamment sur le site www. oumma.com, cher à certains islamistes, et avec la bénédiction de membres actifs du mouvement anticolonialiste) à l’initiative de chercheurs et de militants issus de l’immigration, qui se sont proclamés les « indigènes de la République » - à ceci près que les immigrés maghrébins, africains et leurs enfants représentent aujourd’hui en France 10 % à 12 % de la population, alors que, dans les colonies, les vrais « indigènes » étaient l’énorme majorité.

Différents types de situations coloniales et postcoloniales

Il importe assurément de réfléchir sur la question postcoloniale, non pas, comme prétendent certains, pour « faire du passé table rase », mais pour l’envisager plus efficacement. Depuis une vingtaine d’années les postcolonial studies se développent dans les universités anglo-américaines, avec notamment des chercheurs et chercheuses venues d’Union indienne. Ces recherches sont surtout orientées vers la question des littératures exprimées en anglais et autres langues impériales (voir ci-après l’article d’Émilienne Baneth-Nouailhetas). La question postcoloniale relève tout autant d’une approche géopolitique.

Par « question », j’entends, à la suite du Robert, non pas, bien sûr, la réponse à une interrogation, mais un problème qui implique des difficultés à résoudre d’ordre théorique ou pratique, bref un ensemble de connaissances incomplètes et incertaines qui donne lieu à discussions. À la fin du XIXe siècle, les diplomates traitaient de la « question d’Orient » à propos de l’Empire ottoman. Lorsque Staline écrit en 1913 sur la question nationale (Le Marxisme et la question nationale), il a surtout le souci de n’en exposer que les aspects théoriques qui ne sont pas trop en contradiction avec les luttes de classes jugées au contraire primordiales par Lénine. Plutôt que d’évoquer ici à un degré poussé d’abstraction et de généralité une sorte de théorie générale de la colonisation - il s’agit tout d’abord de phénomènes éminemment géopolitiques (rivalité de pouvoirs sur des territoires et les hommes qui s’y trouvent) -, il me paraît plus utile d’esquisser brièvement la très grande diversité de ce qu’ont été les situations coloniales et la diversité bien plus grande encore des situations postcoloniales, parce qu’il s’agit aussi de celles des ex-métropoles coloniales. Certains discours actuels sur le colonialisme laissent parfois croire qu’il a partout été du même genre, alors que les formes de colonisation selon les époques et les contrées ont été très différentes les unes des autres.

Ce que l’on appelle la colonisation est un extraordinaire phénomène géopolitique, car il s’est étendu sur la quasi-totalité des continents (à l’exception de l’Antarctique) : la totalité de l’Afrique et de l’Amérique et une très grande partie de l’Asie. Les États qui n’ont pas été colonisés relèvent quant à eux de la question postcoloniale, puisque la plupart d’entre eux ont fait des conquêtes coloniales, qu’il s’agisse d’États d’Europe occidentale ou de la Russie, qui contrôle encore aujourd’hui les peuples du Caucase et de Sibérie. Les peuples des Balkans ont été dominés jusqu’au XIXe siècle par l’Empire ottoman. Mais on peut se demander, dans ce cas, si la colonisation, du moins celle qui commence par la découverte de l’Amérique au XVIe siècle, n’impliquerait pas exclusivement une domination d’Européens sur des non-Européens. Or, c’est presque par l’Irlande qu’a commencé l’expansion coloniale des Anglais - leurs accaparements y ont provoqué de 1845 à 1847 une épouvantable famine et ils se sont cramponnés à cette île si proche jusqu’au début du XXe siècle. Le Japon n’a pas été colonisé, mais - au sens tout à fait européen du terme - il a colonisé Formose, la Corée et la Mandchourie. L’empire de Chine n’a dû qu’aux rivalités d’une demi-douzaine d’impérialismes pillards d’échapper au statut de colonie ou de protectorat, mais il domine encore de nos jours le Tibet, le Sin Kiang et une grande partie de la Mongolie, où les Chinois mènent une véritable géopolitique de peuplement au détriment des autochtones.

Colonies de peuplement (européen) et colonies d’exploitation (des indigènes)

On sait que l’on a classiquement distingué les colonies dites de peuplement (européen) de celles qui sont d’« encadrement » ou d’« exploitation » (des indigènes). Les premières sont celles des continents américain et australien où le peuplement indigène relativement peu nombreux a été fortement réduit par le « choc viral », c’est-à-dire par la propagation involontaire des maladies du Vieux Monde parmi des populations non immunisées. Outre cela, ces « colonies de peuplement », qui ont généralement « bonne presse », sont aussi celles où ont été pratiquées différentes formes de génocide : au Pérou, par l’utilisation délibérément mortifère du système des corvées agricoles traditionnelles pour l’exploitation des mines d’or et d’argent (dépourvues de tout procédé d’aération) ; aux États-Unis et au Canada, jusqu’à la fin du XIXe siècle, par les massacres de tribus indiennes, l’extermination systématique des bisons dont elles se nourrissaient, la diffusion de la variole par distribution de couvertures infectées alors que les Européens étaient vaccinés. L’extermination des Aborigènes a été systématique en Patagonie et dans de vastes régions d’Australie. Dans une grande partie du monde, il ne fait aucun doute que de vrais génocides délibérés ont été des outils de l’extension des colonies de peuplement, qui ont absorbé les surplus de la forte croissance démographique de l’Europe occidentale au XIXe siècle.

Les Européens, du fait d’une forte immigration, ont bientôt formé l’essentiel de la population de ces colonies. Celle-ci a pratiqué des cultures de subsistance pour se nourrir et le fait de pouvoir distribuer de vastes étendues de terres rendues « vierges » par la disparition des autochtones a largement contribué à la formation de sociétés plus ou moins égalitaires et démocratiques. À noter toutefois que l’importation d’esclaves africains aux Antilles, au Brésil et aux États-Unis est une forme « particulière » et fort peu démocratique de colonie de peuplement.

Les colonies d’exploitation, qui ont été de loin les plus nombreuses, furent celles où les Européens ont pu, par différents intermédiaires, faire travailler les indigènes ou, comme en Amérique, des esclaves, amenés d’Afrique pour produire des denrées agricoles non vivrières relativement coûteuses destinées à la vente en Europe, où elles ne pouvaient pas être produites. Aussi la plupart des colonies d’exploitation sont situées dans le monde tropical. Cependant, la distinction classique colonie de peuplement vs colonie d’exploitation est beaucoup trop schématique, car l’une et l’autre ont été réalisées aux États-Unis et en Amérique latine - les colonies d’exploitation latino-américaines au début de la colonisation sont devenues peu à peu des colonies de peuplement du fait de l’immigration européenne et du métissage culturel des Amérindiens ou des descendants d’Africains, qui parlent aujourd’hui dans leur très grande majorité espagnol ou portugais.

L’alliance de petits groupes d’Européens et de notables autochtones

Les caractéristiques économiques et culturelles contemporaines de la plupart des pays qui ont été colonisés sont dans une grande mesure la conséquence des formes de domination pratiquées par les diverses puissances coloniales et des choix géopolitiques des colonisateurs. Il faut d’abord comprendre comment la colonisation de populations nombreuses et d’États puissants a été possible, alors que la conquête dans la plupart des cas a été menée par de très petits groupes d’Européens (et, dans le cas de la colonisation britannique, par des agents de compagnies commerciales privées). Bien qu’avant le XIXe siècle ils ne disposassent pas d’armes particulièrement efficaces, ils ont rapidement pris le contrôle de puissants empires (ceux des Aztèques et des Incas en Amérique, celui du Grand Moghol aux Indes), soit en s’appuyant sur des minorités asservies qui se sont révoltées contre les souverains autochtones, soit en faisant alliance (comme aux Indes) avec des notables indigènes, qui ont trouvé dans le système juridique introduit par les Européens l’occasion de s’emparer des terres que la tradition et le souverain confiaient (moyennant l’impôt) à la gestion des communautés villageoises. En Afrique tropicale, les colonisateurs européens au XIXe siècle se sont appuyés sur les peuples qui étaient victimes des marchands d’esclaves africains. La colonisation aurait été impossible sans le concours de groupes et de notables autochtones. Mais ce sont leurs descendants, pour une grande part, qui au XIXe siècle ont dirigé les mouvements pour l’indépendance, afin de se débarrasser de la tutelle des autorités coloniales.

Le rôle des notables autochtones, complices et profiteurs de la colonisation, avant d’en devenir plus ou moins les concurrents, est capital pour comprendre le fonctionnement du néocolonialisme dans les situations postcoloniales.

La diversité des situations postcoloniales

Des sociétés postcoloniales anciennes et très particulières

En Amérique, ce ne sont pourtant pas les autochtones qui ont remporté la lutte pour l’indépendance mais les Européens nés dans la colonie (ceux qu’en Amérique latine on appelait les Créoles), qui ont voulu renforcer leur pouvoir contre les fonctionnaires venus d’Europe et se débarrasser du monopole commercial de la métropole. Les colonies d’Amérique ont établi la majeure partie de leur richesse sur l’exploitation de la main-d’œuvre autochtone et, pour certaines d’entre elles, sur celle des esclaves amenés d’Afrique. Mais, lorsque la mise en valeur a pris des dimensions considérables et après que la traite des esclaves a été en principe interdite après 1815, il a fallu progressivement faire appel à des travailleurs libres venus d’Europe, auxquels furent plus ou moins accordées des terres. Les colonies sont donc devenues des colonies de peuplement européen. La plupart des grandes villes d’Amérique latine ont été créées près des côtes par des Européens et ce sont eux qui ont apporté des cultures venues d’Asie - coton, canne à sucre, café - pour en exporter les productions vers l’Europe. Les États-Unis sont le seul cas de transformation aussi considérable d’une ancienne colonie en un très grand pays industriel.

Dans l’analyse des relations postcoloniales, il faut donc aussi tenir compte de l’époque à laquelle s’est produite l’indépendance, c’est-à-dire la séparation de pouvoirs politiques entre la métropole et la colonie, mais aussi des caractéristiques sociales et culturelles de l’une et de l’autre, non seulement celles de la masse de la population, mais aussi celles de leurs groupes dirigeants. Il faut à ce propos tenir le plus grand compte des différences et des similitudes de langues.

Pour apprécier toutes les évolutions possibles des relations postcoloniales, il n’est pas inutile d’évoquer la première des guerres d’indépendance, celle des États-Unis d’Amérique (1775-1783). Leur population, bien que venue de Grande-Bretagne et parlant de ce fait l’anglais, se révolta contre la domination coloniale du Royaume-Uni (qui imposait notamment son monopole commercial). Les « Américains » arrachèrent leur indépendance au prix d’une lutte opiniâtre et fondèrent la première des républiques modernes pour s’opposer à la Couronne britannique. Les relations avec l’ex-métropole furent d’abord des plus tendues, ce qui devait avoir par contrecoup des conséquences sur une vaste partie du monde, car les Anglais imposèrent peu après l’indépendance des États-Unis (dès 1807 et au congrès de Vienne en 1815) l’interdiction mondiale de la traite des esclaves pour empêcher le renouvellement de la main-d’œuvre servile des planteurs américains. Toutefois, la capture et la traite des esclaves continuèrent d’être pratiquées en Afrique par des appareils esclavagistes africains [Voir [Pétré-Grenouilleau, 2004], dont j’ai fait un volumineux compte rendu dans Hérodote, n° 117 (« Élisée Reclus »).]- grâce à quoi la traite française, malgré l’interdiction, continuera à un rythme soutenu jusqu’en 1830 (la France, rappelons-le, n’a aboli l’esclavage qu’en 1848).

Puis ces relations postcoloniales entre les États-Unis et le Royaume-Uni se transformèrent au fur et à mesure du développement de l’émigration britannique et de l’exportation des capitaux par les banques anglaises vers l’immense marché que constituait l’Amérique du Nord. À noter qu’en 1898 l’intervention de l’armée yankee dans la guerre que l’armée espagnole menait à Cuba pour empêcher l’indépendance de l’île fit que les États-Unis héritèrent d’une possession coloniale, les Philippines, et de deux semi-colonies, Porto Rico et Cuba. La Première Guerre mondiale fit des États-Unis le principal créancier de la Grande-Bretagne, alors qu’ils en étaient en 1914 le principal débiteur. Parler de relations postcoloniales inversées est évidemment un paradoxe historique. Quant aux relations culturelles des États-Unis, c’est avec l’ensemble de l’Europe qu’il faut les envisager, notamment en raison de l’émigration des Juifs ashkénazes d’Europe centrale et orientale, dont les descendants occupent aujourd’hui une place importante dans les milieux intellectuels américains.

Le temps postcolonial des colonies hispaniques d’Amérique est très différent, bien que, comme aux États-Unis, ce ne furent pas des autochtones, des « Indiens », qui se révoltèrent, au tout début du XIXe siècle, contre le régime colonial espagnol, mais les « Créoles », c’est-à-dire les descendants, gros propriétaires et commerçants, plus ou moins métissés des conquérants venus d’Espagne. Les oligarchies créoles profitèrent de l’occupation de l’Espagne par les troupes napoléoniennes pour rejeter le monopole commercial imposé par l’administration espagnole et se partager, au détriment des Indiens, les terres de la Couronne. Cette minorité privilégiée européenne parlait évidemment castillan et, une fois l’indépendance acquise (avec le soutien intéressé de l’Angleterre), les relations culturelles entre ces nouvelles républiques d’Amérique et leur ex-métropole auraient pu rester fort étroites, comme entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Mais l’Espagne, au lendemain de l’invasion napoléonienne, subit pendant plus de quarante ans une restauration royaliste ultraréactionnaire qui imposa un régime obscurantiste particulièrement répulsif à l’égard d’intellectuels venus des ex-colonies, devenues de surcroît de nouvelles républiques. Celles-ci se tournèrent donc vers d’autres pays européens, tandis que de nombreux Espagnols continuèrent d’émigrer vers les pays hispanophones d’Amérique. En revanche, avec l’Espagne, les relations de Cuba, dont l’indépendance fut beaucoup plus tardive (1898), se maintinrent et se développèrent, en dépit des souvenirs d’une dure guerre d’indépendance, car, avec la « génération de 98 », les milieux intellectuels espagnols connurent un grand renouveau, après le choc de la guerre avec les États-Unis et la perte des dernières colonies de l’Empire espagnol.

Avec la grande révolution mexicaine qui débute en 1910, celle d’Emiliano Zapata et de Pancho Vila, les Indiens du Mexique tentèrent vainement de prendre le pouvoir. Mais leur exemple continue aujourd’hui d’inspirer des mouvements indiens d’Amérique centrale et des Andes (en décembre 2005, l’Indien Evo Morales a ainsi été élu président de Bolivie). En revanche, le projet de réunification de l’ancien Empire espagnol de Simon Bolivar (1783-1830) - ce bolivarisme dont s’inspire aujourd’hui le président vénézuelien Hugo Chavez - est plutôt d’inspiration créole, comme celui des révolutionnaires cubains comme José Marti (1853-1895). Quant à Fidel Castro, on sait qu’il est le fils d’un Galicien venu, comme beaucoup d’autres Espagnols, à Cuba au lendemain de l’indépendance pour pallier une grave pénurie de main-d’œuvre, du fait du départ vers les villes des anciens esclaves noirs. Fidel Castro est en quelque sorte le produit d’une situation postcoloniale très particulière.

Des situations postcoloniales plus classiques

Le problème des relations postcoloniales se pose très différemment pour des nations dont la plus grande partie de la population ignore (ou ne parle guère) la langue des anciens colonisateurs, même si celle-ci est restée plus ou moins officielle. C’est le cas de plusieurs anciennes colonies d’Asie (l’Inde notamment), mais surtout de celles d’Afrique tropicale où, du fait de l’extrême diversité des langues autochtones, la langue de l’ex-puissance colonisatrice - le français, l’anglais ou le portugais - est restée celle du nouvel État. Bien qu’elle soit enseignée dans les écoles, elle n’est en fait parlée que par une minorité de la population, les fonctionnaires et les milieux au contact des touristes qui, hormis leurs fonctions, s’expriment le plus souvent dans l’une des diverses langues maternelles.

Les relations de ces ex-colonies avec leur ancienne métropole semblent, au premier abord, se limiter aux intellectuels et aux dirigeants et militants politiques, mais il faut aussi tenir compte de l’importance de l’émigration vers l’Europe, malgré l’attraction considérable qu’exercent les États-Unis. Mises à part celles d’Amérique latine, quasiment toutes les anciennes colonies (y compris les Antilles) se caractérisent par des flux migratoires plus ou moins importants vers leur ancienne métropole. Non seulement ces immigrés en connaissent déjà la langue, mais nombre d’entre eux y ont aussi quelques relations plus ou moins anciennes, qui remontent parfois à l’« ancien temps », celui de la colonie. Certes, ces immigrés venus des anciens empires coloniaux ne sont pas sans subir en Europe ou aux États-Unis des manifestations de xénophobie ou de racisme, mais, du moins pour les immigrés de la première génération, il n’est pas rare que ces vexations soient perçues comme pesant moins lourd que les agissements habituels de la police ou des patrons dans le pays qu’ils ont quitté.

Contrairement à une illusion fréquemment entretenue par les organisations humanitaires, ce ne sont pas uniquement les plus pauvres qui partent aujourd’hui des pays du tiers monde, car ils n’ont guère les moyens de payer le voyage ou de faire face, en Europe, aux premières dépenses d’installation. Ce sont souvent aussi des gens issus des classes moyennes ou aisées qui émigrent, pas seulement pour des raisons financières, trouver des clients ou pouvoir exercer le métier pour lequel ils ont été formés (il y a ainsi en Angleterre de très nombreux médecins indiens) : il y a aussi tous ces intellectuels, journalistes, professeurs, etc., qui partent pour fuir un régime ou des notables locaux qui les empêchent de s’exprimer ou qui les persécutent pour leurs idées politiques.

Rares sont encore en effet les régimes véritablement démocratiques dans les pays qui furent colonisés (et même dans des pays qui, comme la Russie, furent pourtant toujours indépendants), alors que dans les ex-puissances coloniales, comme dans les autres pays d’Europe occidentale, les libertés publiques fondamentales et les règles de la justice sont, de nos jours, à peu près respectées, même lorsqu’il s’agit d’immigrés. Pour une nation, ce n’est pas seulement le fait de ne pas avoir été colonisée qui explique les conditions plus ou moins démocratiques dans lesquelles vit aujourd’hui sa population. Ainsi la Russie puis l’URSS ont dominé un empire, mais les Russes sont - hélas - passés de l’autoritarisme tsariste à bien pire, la tyrannie du régime soviétique, à laquelle a succédé, dans la misère, le règne des mafias et des apparatchiks qui ont su confisquer le « libéralisme » à leur profit.

Pour les ex-colonies, des héritages complexes et enchevêtrés

Esquisser une géographie des libertés et, a contrario, celle des atteintes aux droits de l’homme et de la femme implique de se référer aux structures politiques qui se sont succédé dans les différents temps de l’histoire. Pour les pays du tiers monde, il est commode pour chaque pays de distinguer schématiquement trois périodes différentes dont les héritages s’enchevêtrent aujourd’hui : la période pré-coloniale, qui a connu selon les cas des formes d’organisation sociale très différentes (tribales ou celles de grands empires) qui ont plus ou moins perduré et ont été plus ou moins transformées par la colonisation ; l’époque coloniale, qui a été plus ou moins longue et durant laquelle des formes de pouvoir très dissemblables selon les pays ont été mises en place au profit d’Européens, mais aussi de notables autochtones ; la période postcoloniale enfin, avec des régimes politiques qui eux aussi ont été très différents, selon que le rôle qu’y jouent les minorités privilégiées issues de la colonisation, les représentants des classes moyennes, les militaires ou les cadres de groupes révolutionnaires qui ont instauré pour un temps le socialisme et la dictature d’un prétendu « prolétariat » - en fait celle des chefs d’une armée ou d’un parti militarisé.

Selon les pays du tiers monde, l’indépendance politique est plus ou moins ancienne : deux siècles en Amérique hispanique, quarante à cinquante ans pour beaucoup de pays d’Afrique et d’Asie, vingt-cinq ans pour les colonies portugaises d’Afrique, moins d’une dizaine d’années pour l’Afrique du Sud ou pour des républiques de l’ex-URSS, si tant est que la fin de l’apartheid ou celle du socialisme puissent être assimilées à un processus d’indépendance. Depuis cet événement fondateur de nations modernes, il s’est passé selon les cas un temps plus ou moins long et des transformations plus ou moins importantes dans les relations avec les ex-métropoles.

Pour poser utilement la question postcoloniale, il ne suffit pas de prendre en considération le temps qui s’est écoulé depuis l’indépendance. Bien que cet événement n’ait pas radicalement changé tous les problèmes et même si perdurent des formes de dépendance économique, l’indépendance politique est une transformation d’une extrême importance pour une très large partie de la population, ne serait-ce qu’en raison des idées et aspirations nouvelles qui ont été alors propagées. À mon sens, parler de question postcoloniale pour telle nation ou pour tel État ne signifie pas que son indépendance politique serait encore plus ou moins limitée, notamment à l’égard de l’ex-métropole coloniale. Au contraire, on pourrait presque dire que, de nos jours, même dans les républiques d’Amérique latine dont l’indépendance a près de deux siècles, le sentiment national et la valeur accordée à l’idée de l’indépendance se manifestent plus fortement dans les pays qui ont été colonisés que dans nombre de pays d’Europe occidentale.

Poser la question postcoloniale consiste à examiner les interactions principalement culturelles qui existent aujourd’hui entre deux nations ayant été autrefois situées dans un rapport géopolitique de type colonial - à savoir une autorité politique étrangère exercée durablement sur un peuple, par droit de conquête (et avec la complicité de notables locaux), la population autochtone étant soumise à des formes d’organisation conçues et commandées par des cadres porteurs d’une autre culture nationale et venus d’un pays plus ou moins lointain. Ce rapport géopolitique colonial est devenu assez exceptionnel et c’est dans la lutte pour l’indépendance que se sont constituées nombre de nations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique (y compris les États-Unis). Ce n’est pas pour autant que les contacts aient disparu avec leur ex-métropole. Dans un certain nombre de cas, on l’a vu, ils se sont considérablement développés.

Alors que cette relation géopolitique de type colonial fut en quelque sorte culturellement à sens unique, la relation postcoloniale est dans une certaine mesure beaucoup plus réciproque. En effet, si une partie plus ou moins significative de la population colonisée entendait et apprenait la langue du colonisateur et parfois même imitait certains de ses comportements, en revanche dans la métropole coloniale (exception faite des cercles « coloniaux ») on ignorait autrefois pratiquement tout des cultures d’« outre-mer ». Aujourd’hui, en France par exemple, du fait de l’accroissement du nombre d’habitants issus de pays de culture musulmane, mais aussi de l’évolution des idées, le nombre de gens qui entendent du raï, mangent du couscous et qui ont des copains « arabes » est incomparablement plus grand qu’au temps de l’« Algérie française ». C’est la preuve de l’importance des relations postcoloniales.

Celles-ci sont en revanche beaucoup moins importantes pour les pays d’Amérique hispanique, qui sont au total neuf fois plus peuplés que l’Espagne aujourd’hui. Pour chacun d’eux, ces relations postcoloniales se limitent à l’évocation de vieilles origines familiales et d’une communauté de langue et de littérature, ce que Franco (après Primo de Rivera) a appelé l’hispanidad. Le roi Juan Carlos parle aujourd’hui d’une « communauté ibéro-américaine des nations », qui est en quelque sorte une zone de prestige diplomatique. Mais les migrations des Latinos se font non, pour l’essentiel, vers la péninsule Ibérique, mais vers les États-Unis, et il en est de même pour les échanges économiques.

Il en va tout autrement pour l’ensemble de la « francophonie ». Certes, il s’agit surtout de pays où une partie seulement de la population utilise le français, plus ou moins en concurrence avec des langues maternelles autochtones. Mais, ne serait-ce qu’à cause des flux migratoires vers la France, les relations de ces francophones d’outre-mer avec la société française sont beaucoup plus importantes que celles des hispanophones d’Amérique avec l’Espagne.

Le développement des relations postcoloniales autour de la Méditerranée occidentale

La question postcoloniale se pose au plan mondial pour un très grand nombre de pays, mais c’est incontestablement entre les pays d’Afrique du Nord et ceux d’Europe du Sud que les relations postcoloniales sont les plus étroites (elles ont une signification concrète pour un très grand nombre de familles), et aussi les plus contradictoires, car dans cette partie du monde les indépendances sont relativement récentes, ce qui fait que nombre d’hommes et de femmes ont encore à l’esprit les drames et les injustices qui ont marqué les luttes pour l’indépendance.

Le poids de la relation France-Maghreb

En Méditerranée occidentale, les relations postcoloniales sont surtout le fait de la France et des trois pays d’Afrique du Nord. D’abord parce que la domination coloniale française s’y exerça à partir de 1830, sous des formes d’ailleurs sensiblement différentes selon les époques, sur les territoires les plus peuplés et les plus étendus (avec l’extension au Sahara algérien). Au début du XXe siècle, l’Espagne, à partir des vieux présides qu’elle conserve encore aujourd’hui - celui de Ceuta, qui fait face à Gibraltar, et celui de Melilla -, n’exerça son protectorat au nord du Maroc que sur la zone montagneuse du Rif, qui était relativement petite, et au Sahara sur de vastes territoires côtiers et désertiques qui font face à l’archipel espagnol des Canaries. L’Italie, en 1911, après une guerre contre les Turcs, annexa au sud de la Sicile de vastes territoires en Libye, mais ils étaient fort peu peuplés.

Si la France a aujourd’hui une telle importance dans les relations postcoloniales avec les pays d’Afrique du Nord, c’est aussi en raison de son évolution démographique très particulière. En effet la réduction très précoce au XIXe siècle des taux de natalité en France a entraîné une pénurie plus ou moins chronique de main-d’œuvre, ce qui amena à faire appel systématiquement à l’immigration : d’abord celle venue de divers pays européens, puis celle d’Algérie, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, le maintien, jusqu’à la période de l’entre-deux-guerres, d’une forte croissance démographique combinée à une insuffisante croissance économique en Italie, en Espagne et au Portugal, a entraîné dans ces pays une situation de chômage chronique et de fortes émigrations jusqu’à une époque relativement récente. Cela a évidemment empêché toute immigration étrangère. Celle des Nord-Africains a commencé depuis quelques années seulement en Espagne et en Italie, et il s’agit le plus souvent de clandestins qui gagnent ensuite d’autres pays de l’Union européenne, encore que le souvenir de l’Andalousie arabe, Al Andalus, attire dans le sud de l’Espagne et à Grenade nombre d’étudiants marocains, mais aussi moyen-orientaux.

En Europe, la France est l’État le plus concerné par les problèmes d’Afrique du Nord et par le développement des relations postcoloniales. Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, le nombre des personnes d’origine algérienne qui vivent en France (qu’elles y aient immigré ou qu’elles y soient nées) a été environ multiplié par six, la moitié d’entre elles ayant aujourd’hui la nationalité française. Un tel accroissement pose en vérité une grande question, car, logiquement, après sept années d’une guerre cruelle, les relations entre Algériens et Français auraient dû être exécrables pour longtemps. Pour expliquer cette immigration paradoxale, il faut comprendre les raisons des uns et des autres.

Du côté français, la grande majorité de l’opinion, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, était heureuse d’être sortie, grâce au général de Gaulle, d’une très grave crise politique qui, en France même, avait duré près de quatre ans. Nombre de Français ont considéré que cette guerre avait sans doute résulté d’une grave erreur, celle de ne pas avoir appliqué durant plus d’un siècle (sans même parler de la phase de conquête) les grands principes de la République - liberté, égalité, fraternité - dans les départements français d’Algérie (créés en 1848 et où les musulmans n’avaient pas le droit de vote). Par ailleurs, les « pieds-noirs » réfugiés en France n’y purent constituer un « parti des réfugiés » qui aurait dénoncé l’immigration massive des Algériens. Enfin, le patronat était fort satisfait de leur venue, car on manquait encore de main-d’œuvre dans les années 1960.

Du côté algérien, l’émigration vers la France est beaucoup plus paradoxale. En effet, sont partis vers la France, non seulement quelques dizaines de milliers de harkis (auxiliaires des troupes françaises) qui étaient parvenus à s’enfuir (la majorité d’entre eux furent abandonnés par les Français à un sort cruel), mais aussi et surtout des Algériens dont beaucoup venaient de combattre pour l’indépendance de l’Algérie.

Ce paradoxe résulte de la crise géopolitique que connut le mouvement national algérien, du fait qu’il ne s’était pas seulement développé dans les maquis algériens (principalement dans les régions montagneuses, notamment la Kabylie), mais aussi en Tunisie et au Maroc, de l’autre côté des barrages électrifiés édifiés sur le tracé des frontières par l’armée française. Celle-ci ayant levé ces barrages à la veille de l’indépendance, les forces de l’ALN (Armée de libération nationale), dirigées par le colonel Boumediene, qui s’étaient constituées au Maroc et en Tunisie purent enfin entrer en Algérie. Un grave conflit les opposa en juin-juillet 1962, dans les environs d’Alger, aux maquis, notamment celui de Kabylie, qui avaient pris le contrôle de la ville. C’est l’« armée des frontières », mieux équipée en armes lourdes, qui s’empara du pouvoir.

L’année suivante, en 1963, l’insurrection des montagnes berbères de Kabylie consomma la rupture entre les chefs de l’armée de l’extérieur et ceux des maquis, dont certains durent fuir l’Algérie et allèrent trouver refuge... en France, où ils bénéficièrent de la loi d’amnistie générale que de Gaulle avait fait proclamer, car juridiquement ils étaient encore citoyens français. Cela explique pour une part le contentieux qui oppose de longue date à l’armée les démocrates algériens et le parti en majorité kabyle qu’est le FFS (Front des forces socialistes) ainsi que, depuis peu, le parti concurrent de ce dernier, créé en 1989, le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie).

Pour expliquer l’importance de cette émigration algérienne vers la France, il faut aussi tenir compte des effets du chômage croissant en Algérie, ainsi que du monopole politique exercé pendant plus de vingt-cinq ans par le parti unique, le FLN. Les rivalités en son sein incitèrent nombre de ses membres à partir eux aussi en France rejoindre des membres de leur famille qui s’y trouvaient déjà, ce qui, pour le pouvoir en place, fut une sorte de soupape commode au mécontentement des intellectuels.

À ces causes politiques de l’émigration vers la France particulières à l’Algérie, s’ajoutent les causes plus générales qui expliquent l’émigration d’un nombre croissant de Marocains et de Tunisiens : le chômage, le désir de promotion sociale et les espoirs de réussite professionnelle, mais aussi le besoin pour les intellectuels de fuir des régimes peu démocratiques. À partir de 1975, la soudaine apparition du chômage en France incita le gouvernement à interdire l’immigration, mais Valéry Giscard d’Estaing décida d’autoriser les étrangers installés depuis plusieurs années à faire venir aussi les membres de leur famille. L’application de ce principe du « regroupement familial » explique que l’immigration légale en provenance d’Afrique du Nord n’a pas été stoppée - s’y est ajoutée par ailleurs l’immigration clandestine. On sait que, dans le contexte d’un chômage massif et chronique, la présence de quelque cinq millions de personnes issues de pays de culture musulmane alimente dans la population française des sentiments de xénophobie. C’est surtout le cas dans les milieux populaires, où l’on accuse à tort ou à raison certains Maghrébins (et surtout les Marocains venus du Rif, où se produit le haschich) de jouer un rôle important dans les trafics de drogue et de contribuer à l’accroissement de l’insécurité.

Tout cela fait partie des relations postcoloniales et celles-ci prennent une ampleur dont il n’est guère possible de freiner à court terme les effets négatifs, l’obstacle le plus grave à une intégration positive de ces immigrés maghrébins francophones et de leurs descendants (souvent de nationalité française) étant bien évidemment le chômage. Mais les relations postcoloniales n’ont pas que des effets négatifs pour la France comme pour l’Afrique du Nord, et notamment pour l’Algérie. Ainsi peut-on citer l’exemple de cette véritable intelligentsia francophone et berbère, plus précisément kabyle, qui se développe en France, où elle contrecarre notamment les menées des réseaux islamistes (voir ci-après l’article de Camille Lacoste-Dujardin).

La guerre civile algérienne est aussi postcoloniale

On peut enfin considérer sous l’angle de la question postcoloniale la tragédie que connaît l’Algérie depuis 1992. Pour schématiser, on peut d’abord dire, c’est une évidence, que cette guerre civile résulte de l’opposition des groupes islamistes à un pouvoir militaire affirmant défendre la République. Mais il faut tenir compte du fait que l’argumentation des islamistes ne s’est pas limitée au domaine du religieux. Ils ont proclamé en effet qu’ils menaient en Algérie une « nouvelle guerre d’indépendance », car ils ont accusé les cadres de l’armée algérienne au pouvoir d’être soutenus par la France et même d’en être les « laquais ».

Cette accusation semble au premier abord paradoxale, dans la mesure où les chefs actuels de l’armée algérienne se réclament officiellement de ceux qui ont combattu de 1954 à 1962 contre l’armée française. Si nombre d’Algériens ont été - hélas - plus ou moins convaincus par cette argumentation islamiste assenée de façon simpliste, c’est qu’elle comporte indiscutablement une part de vérité, celle de la corruption gangrenant le pays, largement nourrie par les réseaux de complicités qui se sont développés, surtout depuis les années 1980, entre les généraux au cœur du pouvoir réel en Algérie et certains milieux politiques et économiques français [Aggoun et Rivoire, 2004]. Mais il existe aussi, avec bien d’autres facteurs, une raison culturelle sans doute plus profonde : les principaux cadres de l’armée savent le français et utilisent couramment cette langue, tout comme une partie encore significative des ingénieurs, journalistes, intellectuels, médecins et cadres de l’administration, les uns et les autres entretenant de surcroît des relations étroites avec les membres de leur famille qui vivent en France. C’est ainsi que, encore aujourd’hui, le tirage des journaux algériens en français reste important, même s’ils sont de plus en plus concurrencés par la presse arabophone.

En revanche, dans les milieux populaires, on parle surtout l’arabe et, depuis les années 1990, une part croissante et désormais majoritaire des nouvelles générations de cadres intermédiaires et d’intellectuels est principalement arabophone. Les uns et les autres se sentent exclus et estiment que les « francophones » sont les privilégiés qui dirigent et exploitent l’Algérie. Certes, le groupe francophone n’est pas homogène, car il compte aussi nombre d’intellectuels et de démocrates qui contestent le pouvoir de l’armée et celui des caciques du FLN, l’ancien parti unique ; mais tous s’opposent aux islamistes les plus radicaux (les modérés ayant été ralliés au pouvoir et intégrés au gouvernement depuis la fin des années 1990), qui les accusent d’être de faux musulmans et des traîtres puisqu’ils entretiennent des rapports étroits avec la France, des Français et la culture française.

Il faut tenir compte en effet du fait que, parmi les Algériens qui ont combattu pour l’indépendance de leur pays, nombreux sont ceux - des Kabyles notamment - qui étaient allés travailler en France auparavant, et ils faisaient la différence entre les « Français de France » et les pieds-noirs d’Algérie. Et il ne faut pas oublier non plus que l’effort considérable d’enseignement engagé par le gouvernement algérien dans les années qui ont suivi l’indépendance s’est fait pour une grande part en français. De nombreux « coopérants » français ont été envoyés en Algérie et des milliers d’Algériens, pour former les cadres de la nation, sont venus faire leurs études supérieures en France. Aussi les cadres de cette génération parlent-ils français, et pas seulement dans leurs activités professionnelles.

Cependant la diffusion du français, dans un pays dont les dirigeants successifs proclamaient l’arabité, n’a pas manqué de faire problème et, au début des années 1970, le président Boumediene a décidé l’arabisation progressive de tous les niveaux d’enseignement. Les premiers cycles des universités ont été arabisés en 1980. Toutefois, dans les familles aisées où l’on parle couramment le français, les jeunes ont plus ou moins spontanément appris cette langue. Dans les milieux populaires, les jeunes qui n’ont appris que l’arabe se sentent d’autant plus défavorisés qu’ils sont au chômage et que la propagande islamiste accuse les « francophones » d’être des privilégiés, de faux musulmans et de monopoliser les « bonnes places » au détriment des vrais Algériens.

La guerre civile qui a déchiré l’Algérie dans les années 1990 n’est évidemment pas seulement le résultat de cette inégalité culturelle. Reste que, au Maroc et en Tunisie, on parle aussi le français dans les milieux aisés et dans une grande partie des classes moyennes, sans pour autant que les mouvements islamistes (particulièrement forts au Maroc), du moins pour le moment, aient diffusé l’argumentation antifrançaise contre les privilégiés qui a contribué à leur audience en Algérie. C’est sans doute parce que, dans ces deux pays où la fin du protectorat a été obtenue sans trop de drames, les islamistes ne peuvent pas autant exploiter le thème nationaliste de la guerre d’indépendance qu’il faudrait reprendre contre la France.

Là encore, on voit que les relations postcoloniales peuvent avoir de très graves conséquences. En Algérie, de guerre lasse, les islamistes radicaux ne parvenant pas à prendre le pouvoir et les cadres de l’armée ne parvenant pas à en venir à bout, il semble qu’on en vienne à une sorte de compromis, dont l’évolution, à partir de 2005, va dépendre aussi des changements de la situation au Moyen-Orient, après que l’armée américaine aura quitté l’Irak, ce qui pourrait advenir dans un avenir relativement proche.

La vague du nouvel anticolonialisme en France et les rapports avec l’Algérie

Quels enjeux pour les débats actuels sur le « colonialisme » ?

Depuis l’indépendance de l’Algérie, on n’a ces temps-ci jamais tant discuté dans les médias français du colonialisme et des conséquences de la colonisation. Selon certains, la société française serait encore aujourd’hui traversée par la « fracture coloniale » [Blanchard et al., 2002]. En janvier 2005, on l’a dit, a été lancé un appel des « indigènes de la République », expression paradoxale qui a immédiatement suscité diverses réactions d’inquiétude, notamment à gauche. Et, sans qu’il y ait de relation directe de cause à effet, la grande vague des émeutes de banlieue, qui s’est formée les 28-29 octobre pour se répéter durant les douze nuits suivantes, a évidemment suscité d’innombrables commentaires où il a été plus ou moins question de la colonisation, puisque celles-ci auraient été surtout le fait de jeunes « issus de l’immigration » maghrébine et africaine (voir ci-après l’article de Béatrice Giblin).

On peut noter que ces commentaires ont été somme toute fort peu contradictoires, dans la mesure où ils sont d’accord sur la gravité du chômage, considéré comme la cause économique et sociale majeure du « malaise des banlieues ». Alors que l’on pouvait craindre que se manifestent dans ces émeutes des réseaux islamistes clandestins, cela n’a pas été le cas. En revanche, les organisations musulmanes plus ou moins officielles ont prôné l’apaisement. On n’a pas parlé du rôle de provocateurs dans ces troubles qui ont scandalisé l’opinion, ce dont certains hommes politiques espèrent tirer bientôt un grand profit électoral. Ce sont surtout les médias étrangers qui, de New York à Pékin, ont abondamment glosé sur la « faillite du système français d’intégration », à savoir l’intégration des gens venus des pays qui ont fait partie de l’ancien empire colonial français.

On l’a trop souvent oublié, les premiers grands débats publics sur l’opportunité de la colonisation remontent en France à juillet 1885, quand Jules Ferry et Georges Clemenceau s’opposaient violemment à l’Assemblée nationale, le premier - qui l’emportera - plaidant pour la « mission civilisatrice » de la France, le second, tout aussi républicain, dénonçant dans ce projet « tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ». De même, les débats sur la décolonisation durant la guerre d’Indochine (1947-1954), et surtout durant celle d’Algérie (1954-1962), avaient des objectifs politiques précis - les anticolonialistes français d’alors, bien peu nombreux, réclamaient la fin de conflits sans issue qui, dans cette seconde moitié du XIXe siècle, déshonoraient la France.

Au regard de ces précédents, les débats actuels sur le « colonialisme », qui font plus ou moins recette dans les médias, semblent avoir en France des enjeux politiques beaucoup plus flous. En effet, la quasi-totalité des colonies françaises sont devenues indépendantes depuis quarante ans et même davantage. Certes, le néocolonialisme subsiste, mais il fonctionne surtout avec les dirigeants de ces nouveaux États indépendants. Les actuels débats sur l’héritage de la colonisation visent bien sûr à faire reconnaître en France davantage de justice sociale à ceux et celles dont les parents ou les grands-parents sont venus des anciennes colonies. Mais, pour certains des intellectuels qui mènent ces débats, l’enjeu porte aussi rétrospectivement sur les représentations historiques et surtout idéologiques de ce que fut la colonisation.

Cet intérêt n’est sans doute pas sans rapport avec les profonds changements culturels qu’a connus, dans les dernières décennies, la société française, et leurs effets dans l’intelligentsia : l’amoindrissement de la classe ouvrière et l’écho que suscitent dans ses rangs les discours du Front national, la quasi-disparition des références au marxisme pour expliquer l’évolution du monde. Il faut aussi tenir compte, dans les milieux intellectuels et médiatiques, du poids qu’a pris le terme de génocide, par références plus ou moins justifiées à la Shoah. La traite des esclaves africains, parce qu’elle a duré des siècles, me paraît être le plus long des crimes contre l’humanité, mais celui-ci ne me paraît pas relever d’une logique de l’extermination systématique, comme certains l’ont avancé, tout simplement pour la raison très cynique que l’esclave dont on faisait le commerce avait une notable valeur marchande.

Cependant la relance du débat sur la colonisation et ses conséquences est parfois associée à la dénonciation de l’esclavage comme forme première et majeure de génocide. Ainsi Le Livre noir du colonialisme, livre collectif dirigé par Marc Ferro [2003] et grand succès de librairie, a-t-il pour sous-titre XVIe - XXIe siècle, de l’extermination à la repentance  : l’extermination, dont d’entrée de jeu il est question, est celle des Indiens d’Amérique, ce qui a entraîné, pour se procurer de la main-d’œuvre, le développement de la traite des esclaves africains. Le thème du génocide associé à la dénonciation du « colonialisme », sans même qu’il soit question d’esclavage, donne le titre du livre d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer [2005], dont le sous-titre est Sur la guerre et l’État colonial. Sous ce titre très général, il n’est en vérité question que de la première phase de la conquête de l’Algérie, celle de la guerre contre Abd El-Kader en Oranie où, effectivement, une grande partie de la population a été exterminée, du fait de ce type de guerre. Cela permettra ensuite, trente ans plus tard, de faire venir en Algérie occidentale un grand nombre de Français paysans sans terre et de leur distribuer des terres, comme cela se faisait aux États-Unis à une tout autre échelle.

On pourrait dater les débuts du nouveau débat sur le colonialisme et ses diverses conséquences à 1998, année du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises de l’époque, c’est-à-dire en Guyane, Guadeloupe, Martinique et Réunion. Célébré à juste titre dans les actuels départements d’outre-mer, cet anniversaire y fut l’occasion de dénoncer les durables séquelles de la période esclavagiste, mais aussi d’évoquer la persistance d’une situation plus ou moins de type colonial par rapport à une lointaine métropole. Certes, surtout depuis 1950, celle-ci effectue vers les DOM de très importants « transferts sociaux », qui font que leur PIB par tête est au moins le triple de celui des îles voisines qui, elles, sont devenues indépendantes. L’idée d’indépendance a un très fort pouvoir mobilisateur mais, comme on imagine les considérables conséquences qu’aurait la réduction des subsides de la métropole, c’est sur la dénonciation de l’esclavage que s’est orienté le « devoir de mémoire ». Jusqu’à ces dernières années, la plupart des Noirs (pour parler comme Aimé Césaire) qui vivaient en France étaient des Antillais et des Réunionnais venus dans le cadre de migrations organisées dans les années 1960 par le Bumidom (Bureau des migrations des départements d’outre-mer), que certains dénoncent quelque peu abusivement aujourd’hui comme une nouvelle déportation. Depuis quelques années, les gens venus plus ou moins illégalement d’Afrique noire francophone sont en France de plus en plus nombreux. Dans le débat sur la colonisation qui se réfère principalement à la guerre d’Algérie, les Antillais et les Africains - en dépit de leurs différences - veulent faire ensemble entendre leur voix. Certains d’entre eux ont constitué le 26 novembre 2005 un Conseil représentatif des associations noires, le CRAN, qui rassemblerait une soixantaine d’associations.

En revanche, on ne parle guère de ceux dont les parents ou grands-parents sont venus d’Indochine, où la domination coloniale a été sans doute plus brutale et plus humiliante qu’ailleurs : la guerre qu’y a menée un corps expéditionnaire français a été tout aussi longue et cruelle que celle qu’au total deux millions de soldats français ont dû aller mener en Algérie de 1954 à 1962. La plupart des Viêt-namiens et Chinois du Viêt-nam qui sont arrivés à Paris en 1975 (après la chute de Saigon et la débâcle américaine) se sont installés dans des quartiers qui sont devenus les leurs, et nombre d’entre eux ont fort bien réussi dans les affaires, grâce à des réseaux financiers mondiaux. Discrets notamment quant au nombre de travailleurs chinois qu’ils emploient clandestinement, ils préfèrent ne pas faire parler d’eux et certains se sont « intégrés » seulement pour les affaires.

Un projet de traité d’amitié entre l’Algérie et la France ?

Dans l’actuel débat sur la colonisation, la place centrale accordée à la guerre d’Algérie par la gauche comme par la droite a été révélée dans la presse par le tollé soulevé dans la corporation des historiens - et relancé ensuite par les Martiniquais - par l’article 4 de la loi du 23 février 2005, discrètement votée par un très petit nombre de députés présents à l’Assemblée nationale. Selon cet article, les programmes scolaires doivent souligner le « rôle positif » de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord [Cette loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » préconise dans son article 4 que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accorde à l’Histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces terri-toires la place éminente à laquelle ils ont droit ». La fin de cette phrase fait allusion aux combat-tants nord-africains de la Seconde Guerre mondiale, et aux harkis, soldats supplétifs de l’armée française avant 1962, du moins à ceux qui parvinrent à se réfugier en France. Ils y furent par-qués dans des camps, sans doute pour éviter qu’ils ne constituent des groupes d’hommes de main au service d’un possible parti de rapatriés hostiles à la politique du général de Gaulle.]. Cette affaire a conduit - tardivement - le président algérien Abdelaziz Bouteflika à menacer de remettre en cause le « traité d’amitié » entre l’Algérie et la France qui devait être signé prochainement.

Le 29 novembre 2005, les députés socialistes ont demandé l’abrogation de l’article 4 de la loi. Mais, à l’Assemblée nationale, pour ne pas faire de concessions à l’opposition, la majorité UMP a refusé toute modification, bien que le gouvernement soit fort ennuyé de la remise en cause du traité d’amitié entre l’Algérie et la France.

Ce projet de traité - que dénoncent certains islamistes en Algérie - ne doit pas être pris à la légère. Il a en effet une importante et étonnante signification géopolitique, et celle-ci dépasse de beaucoup celle des habituelles déclarations d’amitié diplomatiques entre États. Bien qu’il leur ait fallu plus de sept ans de guerre cruelle pour arracher leur indépendance et bien qu’ils y soient passionnément attachés, les Algériens ont établi assez rapidement avec la France des relations beaucoup plus nombreuses et en vérité bien plus positives qu’au temps de la colonisation. Certes, la guerre n’est pas oubliée, mais un grand nombre d’entre eux parlent quotidiennement le français, une partie de leurs parents vit en France et une part importante des journaux qu’ils lisent en Algérie est publiée en français. En France, aucun courant politique depuis 1962 n’a bien sûr jamais évoqué l’hypothèse ubuesque d’une reconquête de l’Algérie, pas plus d’ailleurs que celle d’une des anciennes colonies ou protectorats.

Dès 1963, on l’a dit, des Algériens sont venus d’Alger travailler en France [Ils rejoignaient ceux qui y étaient installés ; n’oublions pas que le 17 octobre 1961, les Algériens qui manifestaient à Paris contre le « couvre-feu » qui leur était imposé furent victimes d’une terrible « ratonnade » de la part de la police parisienne, qui fit plus de deux cents morts.], sans susciter de manifestations d’hostilité de la part des Français et même des « pieds-noirs » qui venaient d’être obligés de quitter l’Algérie. Depuis 1962, les gouvernements français, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont soutenu le gouvernement algérien lorsqu’il fut en difficulté, notamment à partir de 1992 et durant près de dix ans, lorsque l’armée algérienne a combattu par tous les moyens l’offensive des mouvements islamistes. Les réseaux islamistes continuent d’inquiéter l’opinion française, non seulement en raison des attentats qu’ils ont perpétrés à New York, à Madrid et à Londres, mais aussi en raison du risque qu’ils se propagent en France où, comme chacun sait, vivent aujourd’hui environ cinq millions de personnes d’origine musulmane, pour moitié d’origine algérienne (ils sont dix fois plus nombreux qu’au lendemain de la guerre d’Algérie).

Certes, il faut tenir compte du risque du risque de propagation des islamistes radicaux. Mais il faut prendre acte également du fait que, depuis plus d’une vingtaine d’années, se déroule dans le monde musulman et sur ses marges un conflit plus ou moins souterrain mais de grande envergure entre des gouvernements postcoloniaux et des groupes islamistes qui prétendent imposer la « loi coranique » à l’ensemble des musulmans et leur interdire toute pratique de la vie moderne (d’origine occidentale) qui ne figure pas dans la charia, comme le cinéma, la musique « de variété », l’éducation des filles, la liberté d’expression, etc. Certes, ces gouvernements ne sont démocratiques que de façon théorique, mais les islamistes qui dénoncent l’oppression dont ils sont victimes ne le sont pas davantage.

En Iran, les islamistes chiites ont pris le pouvoir en 1979 presque par surprise, en profitant des rumeurs quant au prochain décès du shah et en s’alliant pour l’occasion à des partis laïques de gauche, qu’ils éliminèrent par la suite. Dans les pays arabes, les appareils d’État sont parvenus à contenir la subversion des islamistes, mais c’est en Algérie qu’en 1990-1991 ils furent sur le point de l’emporter, à l’occasion d’élections très pluralistes après vingt-cinq ans de parti unique, en tentant de prendre le pouvoir par de grandes manifestations « à l’iranienne » et en profitant de l’émotion suscitée par la guerre du Golfe, après l’invasion du Koweït.

Dans le monde musulman, c’est en Algérie que, de 1992 à 2002, s’est déroulée une vraie guerre contre les islamistes, qui a été une terrible guerre civile. Mais, malgré les excès de sa politique de répression (à cause même de ces excès, diront certains), le gouvernement des militaires a eu en fait le soutien passif de la population. Les musulmans de France, qui n’étaient pourtant pas soumis à ce genre de pression, n’ont pas davantage soutenu les islamistes, dont les réseaux ont jusqu’à présent été démantelés grâce à l’efficacité de la police française et aux concours discrets que lui apportent nombre de Maghrébins. Mais quels seront les contrecoups des changements géopolitiques au Moyen-Orient après le retrait d’Irak des Américains ?

Le grand problème géopolitique de l’Algérie depuis 1990 est l’offensive islamiste qui peut être relancée, celle-ci combinant les contradictions d’ensemble du monde musulman avec les multiples conséquences de la colonisation, celles de la guerre d’indépendance, celles de vingt-cinq ans de « socialisme » et de dix ans de guerre civile. Et le grand problème géopolitique de la France, c’est aussi le risque de la subversion islamiste, contrecoup lointain de la colonisation avec quarante ans de décalage et des contradictions du monde musulman à l’ère de la mondialisation. Dans le cas de la France et de l’Algérie, les relations postcoloniales sont d’une complexité exceptionnelle et elles correspondent à un intérêt géopolitique commun. Elles ne se limitent pas à des intérêts pétroliers et gaziers, d’autant qu’en ce domaine la Russie peut remplacer progressivement l’Algérie.

La question postcoloniale en France ne se réduit évidemment pas à cette convergence géopolitique avec l’Algérie. Une partie croissante des jeunes « issus de l’immigration », et qui sont de ce fait citoyens français puisqu’ils sont nés en France, récuse l’idée d’intégration qu’ils dénoncent comme un leurre, en raison du chômage et des discriminations dont ils sont victimes. Une partie d’entre eux tend à se revendiquer comme minorité religieuse, de « couleur » ou nationale (arabe ?), et nombre d’entre eux revendiquent des droits spécifiques et des quotas. C’est ainsi que se développent depuis peu, avec le soutien d’intellectuels d’extrême gauche, des mouvements comme celui des « indigènes de la République » ou celui des « fils d’esclaves » ou de l’« Union des blacks en France », dont certains dénoncent la société française comme une société coloniale. En France, la question postcoloniale pose en vérité celle de l’évolution de la Nation et de l’idée que l’on s’en fait selon les tendances politiques.

Bibliographie

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 PÉTRÉ-GRENOUILLEAUO., Les Traites négrières, essai d’histoire globale, Gallimard, Paris, 2004.


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