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« Amérique latine : la bascule à gauche » titre un article du Monde le 14 avril 2006. En France, les nostalgiques du Che et du Fidel Castro des années 1960, qu’on retrouve parmi les altermondialistes (qui ce sont, rappelons-le, réunis dans un vaste forum pour la première fois à Porto Alegre au Brésil, ville où est expérimentée la démocratie participative), se réjouissent de l’évolution politique qui semble gagner toute l’Amérique latine. Et la courte défaite du candidat du Parti de la révolution démocratique, Lopez Obrador, au Mexique, ne suffit pas à entamer leur confiance dans ce qu’ils espèrent être le renouveau de la lutte contre l’impérialisme américain. Mais les articles rassemblés dans ce numéro d’Hérodote dessinent une image beaucoup plus complexe et subtile de l’évolution géopolitique de l’Amérique latine. On peut en dégager quelques pistes de réflexion.

Après les années 1990, où le modèle états-unien - libéralisme et démocratie - était le credo de la majorité des dirigeants latino-américains, les années 2000 voient le retour de l’indépendance nationale, du rôle régulateur de l’État, des nationalisations des ressources stratégiques (ou du moins leur annonce), le partage des terres, etc.

Cependant, de la sociale démocratie chilienne à la révolution bolivarienne en passant par le péronisme argentin, l’éventail des gauches est vaste. Le radicalisme n’est le fait que de quelques dirigeants : le Vénézuélien Hugo Chávez, qui reprend le flambeau de la révolution bolivarienne, le Bolivien Evo Morales, premier président indigène, et le péroniste Nestor Kirchner en Argentine. Les autres dirigeants de « gauche », tels Michelle Bachelet au Chili, Tabaré Vasquez en Uruguay et Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil, sont nettement plus mesurés dans leurs propos et dans leurs actes, au point que nombreux sont, par exemple au Brésil, ceux qui reprochent à Lula de n’avoir pas tenu ses promesses et d’avoir trahi ses idéaux syndicaux en ne réussissant pas à réduire les très graves inégalités de la société brésilienne.

Néanmoins, quelle que soit la radicalité des politiques mises en œuvre ou proclamées, il n’en reste pas moins que les gouvernements latino-américains sont majoritairement de gauche, arrivés démocratiquement, et restés au pouvoir dans le cas d’Hugo Chávez. En effet, ce dernier s’est présenté régulièrement aux élections depuis 1998, et a été confirmé par les électeurs même si ses victoires électorales doivent aussi beaucoup à la maladresse de l’opposition, qui a boycotté les dernières élections. Cette confirmation de la démocratie depuis la chute des gouvernements dictatoriaux est à souligner.

Il est logique de voir dans cette alternance à gauche une réaction aux conséquences négatives de la mondialisation, affaiblissement du protectionnisme, libération des marchés, privatisations des entreprises, dérégulation, recul de l’État et surtout aggravation des inégalités et paupérisation de la majorité de la population, malgré une forte croissance économique depuis plusieurs années.

En outre, les dirigeants des partis politiques classiques, de droite comme de gauche, sont souvent discrédités, parce qu’accusés de corruption, d’incompétence, de mensonge, de compromission avec les intérêts américains. Aussi les nouveaux partis se multiplient-ils, avec à leur tête des leaders, issus souvent de milieux défavorisés incarnant en quelque sorte la revanche des laissés-pour-compte. Lula, ancien dirigeant syndical des métallurgistes de São Paulo, d’origine modeste, voire pauvre, est le fondateur du Parti des travailleurs. Evo Morales, premier président bolivien indigène, est aussi d’origine modeste et syndicaliste - il est le chef des cocaleros et l’est resté une fois élu président - et à la tête d’un nouveau parti le MAS (Mouvement au socialisme) ; élu seulement depuis décembre 2005, il est difficile de dire comment il se comportera au pouvoir. Enfin, Hugo Chávez, qui est le plus anciennement élu (décembre 1998), est un militaire métis méprisé par les « Blancs ».

Mais ce n’est pas le cas au Chili, ni en Uruguay, ni en Argentine, où les dirigeants actuels appartiennent à des partis très anciens. Michelle Bachelet au Chili dirige un gouvernement de centre gauche, comme Tabaré Vasquez en Uruguay, qui est à la tête du Fronte amplio (Front élargi). Cependant, tous deux ont par leur histoire un label de gauche authentique. Michelle Bachelet est la fille d’un militaire mort sous la torture après le coup d’État de Augusto Pinochet et elle fut elle-même torturée et exilée. Quant à Tabaré Vasquez, élu en 2005, il fut écarté de la vie politique par la dictature militaire (1973-1985). En Argentine, Nestor Kirchner, élu le 27 avril 2003 avec 22 % des voix à la suite du désistement à l’issue du premier tour de son rival Carlos Menem, fut une victime de la dictature militaire.

Quoi qu’il en soit, de l’origine des dirigeants et de l’ancienneté de leurs partis, tous ces élus de gauche seront jugés à l’aune de leurs résultats et particulièrement sur la résorption des plus graves inégalités. Comment répondre à cette attente ?

Retour du discours national

Dans le cas de l’Argentine, compte tenu de la gravité de la crise économique, on comprend que soit réaffirmé l’indispensable rôle régulateur de l’État, illustré par quelques décisions symboliques et médiatiques telle que la résiliation du contrat d’Aguas Argentinas (filiale de Suez), la renationalisation de la Compagnie des eaux ou l’engagement dans un conflit avec le voisin uruguayen à propos de l’installation d’usines de cellulose sur le fleuve Uruguay, Nestor Kirchner en faisant même une cause nationale. Il se place ainsi dans la tradition péroniste, mettant en avant l’unité de la nation, moyen de conforter la solidarité de classes, usant même du ressort classique de l’unité nationale contre l’ennemi proche.

En Bolivie, le pays le plus pauvre d’Amérique latine, Evo Morales annonce la fin du pillage des richesses minières du pays et la nationalisation des hydrocarbures (Petrobras, entreprise brésilienne, est qualifiée d’entreprise contrebandière), même si l’impérative nécessité de vendre le gaz bolivien à ses voisins l’a contraint de négocier avec les trois grandes entreprises étrangères exploitantes des gisements, Petrobras, Repsol et Total, et de se séparer en septembre 2006 de son ministre des Hydrocarbures trop radical. Dans le même temps, l’indigénisation de la société bolivienne, au détriment de son caractère métissé, l’accentuation des fractures politique et économique entre l’est et l’ouest du pays, la revendication autonomiste de la région de Santa Cruz, région la plus développée et la plus riche de la Bolivie, sont autant de facteurs qui fragilisent l’unité nationale.

Hugo Chávez se veut lui aussi le défenseur des intérêts de la nation, voire même son refondateur, en se mettant sous l’égide de Simon Bolivar, père fondateur de la patrie. Il a su indéniablement rassembler autour de lui un mouvement de dimension nationale, en vérité plus au service des déshérités que de la nation proprement dite. L’aide sociale massive envers les plus pauvres est financée par les revenus du pétrole et permet d’assurer une reconnaissance électorale. En revanche, malgré des moyens financiers colossaux, ceux liés à l’augmentation du prix des hydrocarbures, l’accent n’est pas mis sur les investissements productifs qui assureraient des revenus indispensables une fois la manne pétrolière tarie. La corruption s’étend puisque le populisme pratiqué par Chávez permet de court-circuiter les contrôles institutionnels. On assiste à une militarisation de la société, à l’embrigadement des partisans : le Venezuela serait-il en marche vers la dictature ?

Dans les autres États - Chili, Brésil, Uruguay -, on considère que la gauche au pouvoir fait preuve de réalisme et de pragmatisme en essayant de combiner ouverture des marchés, orthodoxie monétaire et politiques sociales généreuses, ce qui n’est pas simple. Il semblerait que Lula ait réussi à le faire puisqu’on annonce sa réélection dans quelques jours. Sans doute son expérience syndicale l’a-t-elle formé au pragmatisme et à la négociation. Néanmoins, chacun reconnaît que son premier mandat n’est pas sans ombres. Ainsi, en 2005, son gouvernement a été ébranlé par plusieurs affaires de corruption concernant des membres de la coalition gouvernementale et des membres du Parti des travailleurs (y compris pendant la seconde campagne électorale puisque Lula a dû limoger son coordinateur de campagne à dix jours de l’élection). Nombreux sont ceux, à gauche, qui sont déçus par le bilan de ce premier mandat. Cependant, au-delà de ces critiques, sous le gouvernement de Lula, le Brésil a préservé son unité nationale, confortée par la puissance économique, politique et diplomatique croissante de cet immense pays qui devient un des États qui comptent au niveau mondial.

Quid de Cuba ?

Quant à Cuba, comment la situation politique évoluera-t-elle après la mort probablement proche de Fidel Castro ? Yves Lacoste (« Nations hispaniques », Hérodote, n° 99) a rappelé le cas très particulier de Cuba et l’histoire complexe de la nation cubaine, et surtout un épisode souvent volontairement passé sous silence, du moins en France, le retournement politique de Fidel Castro. Du fait, de son appartenance au Parti orthodoxe, petit parti nationaliste, et avant qu’il crée le « Mouvement du 26 juillet », il a bénéficié du soutien des grands propriétaires, des médias et des services secrets américains opposés à Carlos Batista, soutenu longtemps par les communistes cubains. Une fois au pouvoir, Fidel Castro met en œuvre son programme et réalise la réforme agraire, ce qui provoque l’opposition farouche des grands propriétaires et l’exil d’un grand nombre d’entre eux vers les États-Unis. En 1961, devant la menace imminente d’un débarquement soutenu par l’US Navy (celui de la baie des Cochons), Fidel Castro annonce ses convictions marxistes-léninistes tout en invoquant l’exemple de José Marti, le créateur du Parti révolutionnaire cubain, propagandiste inlassable de l’indépendance, mort au début de la seconde guerre de libération en 1895.

On sait que la situation politique et économique de Cuba est difficile depuis la dislocation de l’URSS. Seul Hugo Chávez vient au chevet de Fidel Castro pour l’assurer de son respect et de son soutien. Mais qu’en pensent les Cubains ? Combien sont-ils à soutenir encore ce régime dictatorial ? Combien sont-ils à vivre du tourisme international à la recherche de dollars, seule monnaie donnant accès aux magasins correctement approvisionnés ? Quelle forme pourrait prendre le retour des Cubains de Floride, déjà descendus dans la rue manifester leur joie à la mort prochaine de Fidel ? Comment réagiront les États-Unis, dont l’aide financière sera indispensable au redémarrage de l’économie ?

La dernière guérilla latino-américaine

Les années 1980 ont vu disparaître les régimes de dictature et s’affaiblir les mouvements de guérilla des années 1960. Conscients de l’impasse où les conduisait la théorie des « focos » révolutionnaires, les guérilleros sont rentrés dans le rang, participant même à des gouvernements de coalition, à l’exception notable des FARC colombiennes, dont la longévité est d’autant plus surprenante que la Colombie n’a pas connu la dictature et que l’autre mouvement important de guérilla ELN a cessé (cf. l’article de D. Pécaut). En vérité, les FARC d’aujourd’hui ne ressemblent que de loin aux guérillas des années 1960, étant plus préoccupées de stratégie militaire que de conquête de bases sociales et de soutien, évolution qui doit beaucoup à l’essor des cultures de coca et de l’économie de la drogue à partir des années 1970. En effet, les FARC contrôlent les zones amazoniennes où les cultures sont implantées, et elles en ont même facilité l’expansion en protégeant les planteurs des éventuelles actions de la force publique. Les revenus de la drogue leur ont permis d’acheter des armes, de recruter et aussi de s’implanter dans les régions économiques les plus productives du pays. Depuis l’année 2000, des moyens beaucoup plus importants, financés en partie par l’aide américaine pour lutter contre le trafic de drogue, sont consacrés à la lutte contre les FARC. Le président Alvaro Uribe, élu en 2002, a lancé le « plan patriote » destiné à affaiblir les FARC en les isolant de leurs bases arrière. Si les résultats ne sont pas encore très visibles, sa réélection en 2006 confirme le soutien de la population envers sa politique

L’« intégration régionale » en question ?

On constate que la progression de la gauche est loin de se traduire par un renforcement de l’intégration régionale de l’Amérique latine, car il n’y a guère de proximité idéologique entre le gouvernement de centre gauche chilien et la révolution bolivarienne d’Hugo Chávez. Ce dernier se veut le nouveau leader de l’Amérique latine, sur laquelle il cherche à étendre la « révolution bolivarienne ». Ainsi, il a financé la campagne électorale du candidat sandiniste Daniel Ortega (déjà président entre 1985 et 1990) et a signé à Caracas un accord de fourniture de pétrole entre la compagnie vénézuélienne et 51 municipalités contrôlées par le Front sandiniste de libération nationale. Il a fait de même avec 16 municipalités du Salvador dirigées par le Front Farabundo Marti pour la libération nationale et avec une quinzaine de pays des Caraïbes. En revanche, son soutien à Ollana Humana, candidat populiste péruvien, n’a pas eu le même succès puisque c’est le candidat social-démocrate Alan Garcia qui a été elu.

Où en est le Mercosur ?

Cette union douanière créée en 1991 entre l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay, à laquelle s’est joint récemment le Venezuela, est encore imparfaite et n’a pas d’institution comparable à la commission européenne. Or les tensions entre les différents partenaires s’accroissent, entre l’Uruguay et l’Argentine notamment. Les relations économiques et commerciales sont aussi très tendues entre l’Argentine et le Brésil.

Quant à la Communauté andine des nations (CAN), bloc régional formé en 1969 entre l’Équateur, la Bolivie, la Colombie, le Pérou et le Venezuela, elle est fragilisée par le retrait du Venezuela à cause de la signature de libre-échange avec les États-Unis par le Pérou et la Colombie (l’Équateur est en pourparlers). Hugo Chávez estime en effet incompatibles l’intégration régionale sud-américaine et les traités de libre-échange avec les États-Unis. Evo Morales est sur les positions de Chávez, mais il rencontre la très forte opposition des exportateurs boliviens qui souhaitent un accord avec les États-Unis.

Enfin, les rivalités de pouvoir sur la scène internationale fragilisent aussi l’intégration régionale. Qui est le « grand » de l’Amérique latine ? On le sait, plusieurs États peuvent prétendre à ce rôle : le Mexique, mais il est désormais vu comme un satellite des États-Unis (cf. l’article de R. Nieto Gomez) ; le Brésil, sûrement, compte tenu de la place grandissante de cet « État continent » ; enfin le Venezuela, dont le président porte le projet bolivarien d’union des États latino-américains. Mais aussi et surtout, Hugo Chávez se veut le leader de l’anti-impérialisme américain à travers le monde. Le rejet de l’hégémonie américaine étant de plus en plus net, voire même souvent la franche hostilité, offre-t-il l’opportunité d’une nouvelle géopolitique des non-alignés ?

Ce numéro d’Hérodote, « Nouvelle géopolitique en Amérique latine ? », a pu être réalisé grâce à Marie-France Prévôt-Schapira (Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine, CREDAL). Nous la remercions tout particulièrement.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

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