Rumeurs et cohabitation en médina de Marrakech : l’étranger où on ne l’attendait pas

par Anne Claire Kursac-Souali

Depuis la fin des années 1990, les Occidentaux sont nombreux à venir dans les médinas marocaines pour y séjourner envacances, pour y investir et prendre résidence. Le processus est particulièrement important à Marrakech. La médina est toujoursassimilée au lieu de la citadinité traditionnelle par rapport à celle du modèle occidental, à l’espace d’une urbanité typique arabe et marocaine valorisée dans le contexte d’une globalisation des modes d’habiter et de la mise en tourisme du Maroc. Dans ce contexte, les questions de la présence étrangère et de la cohabitation avec les autochtones se posent d’autant plus. Elles font apparaître souvent des relations ambiguës lorsqu’on évoque la dimension identitaire, la valeur patrimoniale et les pratiques socio-urbaines actuellement identifiées des nouveaux habitants et des nombreux visiteurs.

Abstract : Rumours and cohabitation in Marrakech’s medina : the tourist where he was not expected

Since the end of the 90s, many westerners come in the Moroccan medinas to stay on vacation, to invest and to reside. This phenomenon is most important in Marrakech. The medina is always associated with a place of city traditions, with a typical Arab and Moroccan urbanity put forward in a context of globalization in the way of living and the opening to tourism of Morocco. Inthis context, there are raised questions onforeign presence and cohabitation with natives. They often bring out ambiguous relationships when evoking the identity dimension, the patrimony value and the urban sociological practices today identified of new inhabitants and tourists.

Article complet

« La relation au lieu parle donc de la relation aux autres et la relation aux autres est aussi une relation à l’espace. » - Gustave-Nicolas FISCHER, Le Travail et son espace : de l’appropriation à l’aménagement.

Les médinas [1] marocaines sont aujourd’hui investies par des étrangers de plus en plus nombreux, de passage ou qui viennent y séjourner dans une résidence secondaire, y monter un commerce ou finalement s’y établir. Les médinas constituent des espaces urbains en mutation par la mise en tourisme et la revitalisation de leurs fonctions économique et résidentielle. La médina de Marrakech a été particulièrement transformée par les actions conjointes des pouvoirs publics et d’acteurs privés souvent étrangers, et devant une croissance exponentielle du nombre de touristes [2]. Les quartiers touristiques de la Vieille Ville représentent ainsi des espaces privilégiés de cohabitation et de rencontre des étrangers, touristes et résidants, avec les Marocains. Le fait d’habiter ou de séjourner dans la médina est désormais l’apanage d’acteurs plus variés, de culture, de manière de vivre et aux revenus parfois très différents. La patrimonialisation passe en grande partie par une appropriation des lieux par des étrangers sous la forme d’une (re)conquête des espaces résidentiels [3]. Cela pose la question de qui parcourent et habitent les lieux et, inversement de ce que peut signifier pour les Marocains cette incursion étrangère plus ou moins pérenne dans un espace porteur d’une identité culturelle spécifique et revendiquée comme telle. Les changements sont parfois envisagés avec méfiance et réticence par les autochtones, d’autant plus qu’ils sont grandement évoqués par la presse.

L’analyse de la perception de ces changements, sous forme de rumeurs, d’enquêtes ou d’articles de presse [4], offre une vision des répercussions les plus sensibles de cette conquête rapide et exogène. Anciennement dénigrées par le Protectorat puis par les élites locales, les médinas sont désormais convoitées et réinvesties par des Occidentaux fascinés par ces décors dépaysants, par un Orient situé aux portes de l’Europe. Un premier constat est essentiel à rappeler : cet étranger est là où on ne l’attendait pas. De plus en plus de touristes pénètrent au coeur de la médina loin des chemins battus par les groupes des voyages organisés, alors que d’autres Occidentaux y investissent et deviennent des acteurs économiques locaux. Deux types de relation naissent entre anciens et nouveaux occupants : le côtoiement est de plus en plus palpable en n’excluant pas, cependant, les crispations causées par la peur de l’invasion et cette récente cohabitation forcée. Cet article traite de la façon dont la médina est envisagée à la fois comme un espace identitaire à préserver et comme un patrimoine à valoriser pour le tourisme culturel. La conscience patrimoniale des Marocains s’est développée avec la mise en tourisme et l’utilisation de la médina comme un patrimoine-ressource ; elle l’est aussi par la « capture » du patrimoine domestique par ces Occidentaux devenus propriétaires dans les plus beaux quartiers de la Vieille Ville.

L’étranger où ne l’attendait pas

En médina, les touristes découvrent l’atmosphère d’une ville ancienne encore fonctionnelle. Des hôtels à bas prix pour les « routards » sont apparus dès les années 1960 dans le secteur du derb Sidi-Boulakat, à proximité de la place Jemaa volonté ancienne de séjourner en médina afin de vivre plus intensément le voyage, au plus proche de la vie locale. Depuis les années 1990, les riad (RMH5) et les résidences appartenant à des propriétaires étrangers témoignent d’une extension et d’une diversification du mode d’hébergement en médina à une clientèle plus exigeante et aisée. Devant le succès des riad, les petits hôtels ont également amélioré leurs services. Ces types d’hébergement dans les espaces résidentiels répondent à une demande touristique plus importante et plus diffuse dans la médina.

Un tourisme de plus en plus diffus et pénétrant

La structure en impasse (derb) reste typique de l’organisation spatiale de la médina. Elle préservait l’espace résidentiel du quartier (houma). Ces rues étroites et au tracé compliqué sont devenues des zones de fréquentation touristique et des lieux d’hébergement de nouvelles populations parfois étrangères aux quartiers (touristes). Le derb constitue-t-il toujours dans ces conditions un espace semiprivé où sont privilégiées les relations sociales de proximité ?

La sociabilité de ces espaces de circulation qui desservent les îlots de maisons a fait l’objet d’études, notamment celles de E. Wirth, qui expliquent « le caractère privé de la ville islamique où l’accent des relations sociales et spatiales est à mettre sur le domaine social rapproché, à savoir sur le voisinage, la famille, la parenté, etc. » (Wirth, 1997, p. 128). Les relations de proximité ont été modifiées et ceci bien avant l’installation des maisons d’hôtes et l’arrivée de touristes et de nouveaux habitants occidentaux dans les quartiers résidentiels. Les familles se sont repliées sur elles-mêmes avec l’évolution des modes de vie et une plus grande mobilité résidentielle. Néanmoins, les nouveaux occupants participent à cette perte des relations de voisinage car ils sont nombreux à résider de façon temporaire dans leurs maisons ou en maisons d’hôtes pour un court séjour. Les patrons de maisons d’hôtes viennent y travailler plus qu’ils n’y vivent, et entretiennent par conséquent des rapports neutres ou simplement cordiaux avec le voisinage. Les nouveaux occupants étrangers n’ont également pas les mêmes pratiques sociales. Ils établissent prioritairement des relations amicales avec d’autres personnes de la communauté étrangère ou du même milieu social ou professionnel, plutôt qu’avec les voisins. Le passage et la fréquentation des derb par les « hôtes » des espaces d’hébergement touristique et les touristes montrent aussi une pénétration des visiteurs dans les espaces résidentiels les plus reculés des quartiers requalifiés et mis en valeur : le derb n’est plus un espace semi-privé, un sas entre la vie de quartier et celle du reste de la ville. Cela confirme la mise en tourisme de l’espace résidentiel de la Vieille Ville.

La médina est un espace anciennement fragilisé par la transformation des liens socio-spatiaux. Les mutations actuelles réaffirment également une baisse des relations de voisinage et une fréquentation plus importante des espaces résidentiels par des étrangers. C’est l’implantation de maisons d’hôtes et de résidences secondaires qui transforme le plus les impasses et qui génère le plus d’incompréhension et de réticences.

Le tourisme de résidence ou l’apparition du touriste-habitant

Le rachat de maisons anciennes par des étrangers s’inscrit dans un contexte de mondialisation des échanges, des pratiques et des personnes. Nombreux sont les étrangers qui séjournent en médina à temps partiel dans leur résidence secondaire ou principale. L’attrait pour ces maisons s’inscrit dans une longue tradition de culture patrimoniale, exportée à l’étranger par les moyens modernes et rapides de communication et une mondialisation du patrimoine, rendu universel, notamment par la démarche de l’Unesco.

Au-delà de l’attrait patrimonial et de l’investissement avantageux, cette arrivée des étrangers dans la Cité rouge répond aussi à une réaction de rejet face à l’esthétique postmoderne des villes occidentales et aux urbanités qu’elles proposent. Lorsqu’ils évoquent la médina et ce qui la définit, les nouveaux occupants occidentaux reviennent souvent sur l’idée de retrouver, dans les villes traditionnelles marocaines, des éléments de l’espace de vie de leur enfance ou d’un temps plus ancien, où les valeurs auraient été conservées. « On est venus retrouver ce qu’on a perdu d’important en France, la beauté et l’authenticité, une vie simple et sociale, une certaine vérité dans la répétition des gestes et dans les rapports humains », souligne une gérante d’une maison d’hôtes. Le témoignage d’une Française âgée illustre également l’importance de la dimension sensorielle des lieux : « Marrakech est une ville extraordinaire. Il n’y a que Marrakech qui offre cette possibilité-là. C’est à la fois le Moyen Âge, c’est à la fois le monde moderne, c’est tout mélangé, on passe du magnifique au désagréable en permanence. Tous les sens sont en éveil du matin au soir. C’est une ville extraordinaire. Tout simplement » (Escher, 2001). Les ingrédients de l’orientalisme ne sont pas loin et l’identification de la médina à des espaces moyenâgeux, couramment utilisée par les touristes, les voyagistes et certains résidents étrangers, s’inscrit encore dans le schéma bien ancré « du versant de la dévalorisation de l’Autre » (Vachet, 1997). La médina forme « un tout urbain » authentique et non aseptisé, parfois désuet mais séduisant. L’installation des Occidentaux répond à des images visuelles, sonores et olfactives de la médina. Leur choix confirme, enfin, ce que A. Bourdin avait déjà relevé sur les centres anciens élevés au rang de patrimoine en Europe : « des espaces ressentis comme pleins d’humanité, qui renvoient à l’idée d’une ville équilibrée, spatiale et sociale, une certaine harmonie » (Bourdin, 1984, p. 7). Les étrangers qui investissent dans le secteur du tourisme se comportent aussi comme de véritables « prescripteurs » de la médina, de sa patrimonialisation (Gravari-Barbas et Guichard-Anguis, 2003) et de la revitalisation de sa fonction résidentielle.

Investisseurs étrangers et éviction des populations locales

Ils sont principalement Français mais aussi Allemands, Américains, Hollandais, Anglais et Espagnols. En revanche, peu de Marocains réinvestissent le patrimoine domestique de la médina. Les notables ont quitté la Vieille Ville, dès le Protectorat, pour la modernité de la ville nouvelle, montrant le degré d’acculturation de ces populations au modèle urbain européen ; et leurs retours au centre ancien restent le plus souvent improbables. À l’inverse, les Occidentaux n’ont pas eu à subir la rigidité de la structure sociale qui l’avait produite (Wilbaux, 2002), ils n’oscillent pas non plus entre la nostalgie d’une médina passée et le dénigrement de ce qu’elle est devenue comme le font les élites marocaines. Présents dès 1960 pour les pionniers (artistes, architectes, créateurs), les étrangers étaient déjà plus de 500 propriétaires en 2000 (Escher, 2000). Cet engouement s’étend désormais à d’autres quartiers de la ville, au Gueliz et à la palmeraie. Les Français installés sont ainsi estimés en 2005 à 5 000 individus dont 3 154 immatriculés au consulat, soit 250 de plus qu’en 2004 (Simon, 2005).

La ville historique constitue un patrimoine-ressource pour des acteurs plus nombreux qui mettent en scène l’espace urbain traditionnel en exerçant une sélection sur le patrimoine. Les intervenants investissent dans le patrimoine immobilier et domestique, soit à titre individuel par l’achat d’une maison, soit à titre commercial en faisant des commerces dans les espaces d’habitation : cafés, restaurants, boutiques, galeries d’art et le plus souvent maisons d’hôtes. Ils ont parié, dans cette décennie 1990, sur les bénéfices à tirer d’un investissement en médina où la reconnaissance de la valeur patrimoniale n’avait pas encore modifié sa faible valeur immobilière, mais avait déjà attiré des touristes. Les étrangers ont été précurseurs dans cette nouvelle occupation de la médina. Dès les années 1950, le développement du tourisme avait poussé des familles marocaines à utiliser l’architecture de leurs maisons en les transformant en restaurants ou en bazars. Cette initiative est cependant restée circonscrite sur les axes les plus fréquentés. Les nouveaux investisseurs occidentaux et marocains ne se contentent pas d’utiliser les murs pour leur commerce. Ils utilisent aussi la charge émotionnelle des murs et vendent aux touristes « une médina à vivre ». Ils ne font pas uniquement référence à un espace de vie passée ; il s’agit de vivre dans une maison en médina, de boire un café sur une terrasse intimiste ou de dîner dans un patio, de prendre un verre dans un lounge-bar installé dans un foundouk (caravansérail) au coeur de la médina ou de suivre un concert de jazz dans un riad, de suivre une exposition de photographies à thème dans les alcôves d’un dar retapé (Dar Cherifa, quartier Mouassine)... Cette utilisation commerciale du mode d’habiter en médina et ses réappropriations participent à sa reconnaissance et à sa valorisation. Le commerce récent de « l’art de vivre en médina » - comme les étrangers qui ont fait le choix d’y vivre ou d’y séjourner, et les résidents de passage (vacanciers) - encourage ainsi, dans une certaine mesure, la patrimonialisation de toute la médina.

La ville de Marrakech a toujours attiré des savants, des commerçants et des voyageurs. La présence d’étrangers n’est donc pas un phénomène nouveau, mais elle a été abrégée par la période coloniale qui a immobilisé les relations anciennes dans un rapport de domination politique et de séparation des populations. Depuis, le tourisme puis la mondialisation ont permis une nouvelle cohabitation de la population locale avec les étrangers, tout d’abord touristes, puis habitants et employeurs. Les « lieux d’interférence » (Berardi, 1979) étaient restreints et localisés, ils se situaient aux abords des portes et des remparts, des souks et des foundouks. Avec l’installation des étrangers dans le tissu résidentiel et la multiplication des zones de fréquentation touristique, les lieux d’interférences se sont multipliés : des espaces touristiques à haute valeur patrimoniale (place Jemaa elFna) et des souks aux espaces résidentiels avec l’apparition des petits hôtels, des maisons d’hôtes et l’existence de résidences secondaires et principales, propriétés d’étrangers. Le derb, les épiceries et les petits marchés de quartier, parfois même le hammam et le four, sont devenus des espaces de côtoiement et de rapprochement dans un quotidien partagé. Le paysage humain est devenu localement cosmopolite. Il n’est pas rare de rencontrer dans les rues de Marrakech, comme celles d’Essaouira ou de Rabat, des voisins de nationalités différentes, des couples mixtes, des Marocains anciennement installés, des hôtes de passage, des touristes, français, anglais, mais aussi américains ou japonais. Ils se confondent avec des résidents marocains et étrangers plus assurés dans leur démarche.

Avec cet engouement, l’habitat traditionnel a été très sensiblement réévalué sur le marché immobilier, car il a été soutenu par une demande soudaine et massive d’investisseurs étrangers dotés de grands moyens financiers pour le contexte local. La valeur des biens immobiliers a parfois plus que décuplé par rapport aux prix payés par les premiers acheteurs, puis a souvent doublé ou triplé pour les investisseurs suivants. Les spécialistes de l’immobilier parlent d’une hausse de 15% annuels (L’Économiste, 26 octobre 2001) avec un pic entre 2001 et 2003 de 30 %. Les prix sont fonction de l’emplacement (proche des monuments, des portes), de l’accessibilité (à pied, en voiture) et du panorama (la vue sur l’Atlas, la Koutoubia), de l’âge du bâti, de son état et aussi selon les coûts des réparations. En 2001, le prix au mètre carré d’un riad rénové est de 10 000 dirhams (DH) et 2 000 DH pour un bien à rénover. À la même date le mètre carré dans les zones de villas au Gueliz (ville nouvelle) valait 1 500 à 2000 DH et 8 000 DH/m2 en zone immeuble du centre-ville moderne [5]. En 2005, le prix du mètre carré rénové dépasse les 12 000-15 000 DH, celui du non-rénové est estimé à près de 8 000 DH/m2 en agence.

Caractéristiques des biens immobiliers Années de vente Montant de l’achat Montant des travaux
360 m2 au sol (2 maisons dont une rénovée, Mouassine) 1999 1,3 million de DH 500 000 DH
170 m2 au sol, « clef en main » pour une maison d’hôtes 2003 2,8 millions de DH Inférieur à 20 000 DH
160 m2 (à refaire) en vente 2005 1,4 million de DH -

Source : enquêtes auprès des acquéreurs et d’agences immobilières (Marrakech 3000, Vernet Immobilier).

Les conséquences d’une telle promotion immobilière sont à géométrie variable. En premier lieu, les répercussions sur l’ensemble du marché de la ville sont visibles car l’engouement pour la médina s’est étendu à l’ensemble de l’aire urbaine, favorisant ainsi la spéculation sur les terrains nus ou construits. Les prix s’envolent face à une demande forte. Dans les quartiers périphériques de Marrakech, en 2004, les prix du foncier ont atteint 7 000 DH/m2 construit. En second lieu, cette promotion offre une stratégie de sortie et de mise en vente des biens pour des populations (locataires et propriétaires) qui avaient la volonté de rejoindre les nouveaux quartiers extra-muros. Les propriétaires résidant en ville nouvelle voient également cet engouement comme un moyen de vendre leur bien familial en médina, rarement utilisé, et souvent partagé entre les héritiers, sans qu’aucun d’eux n’y vive, ne l’entretienne ou ne finance les travaux à même de stopper la dégradation. À Marrakech, la vente est d’autant plus importante que le lien physique à la médina s’est estompé, bien plus qu’à Fès. De plus, dans le cas d’une famille nombreuse, la vente est le seul moyen de départager les héritiers. Avec la flambée des prix et les bénéfices escomptés, les héritiers se décident à vendre la maison. C’est ainsi que le partage démultiplié des biens entre héritiers a été un terreau favorable à la mise sur le marché de nombreuses maisons anciennes, dont quelques grandes demeures et certains des plus beaux riad des quartiers Azbet, Mouassine, Laksour, Kasbah. À partir de 2000-2001, et devant la forte demande en maisons traditionnelles, les incitations au départ sont devenues des pratiques courantes. À titre d’exemple, une forte pression exercée par un grand acheteur italien dans le derb Tizougarine lui a permis d’acquérir plusieurs maisons dont huit jointives (quartier Bab Doukkala). L’arrivée d’une population étrangère aisée a transformé la composition sociale de certains derb. Il s’agit de souligner, en effet, que la mixité sociale est transitoire et qu’en fait elle scelle la mise en place d’une réelle ségrégation spatiale, dont la question du devenir doit être soulevée. En effet, nous pouvons d’ores et déjà signaler de nombreux départs, parmi les habitants aux revenus faibles, des quartiers prisés de la médina de Marrakech, qu’ils soient propriétaires ou locataires. Ces départs sont d’autant plus nombreux qu’ils répondent souvent aux attentes de populations « en situation de capture » induite par la faiblesse des revenus (Fejjal, 1995, p. 423) ou de propriétaireshéritiers désireux de vendre au plus offrant un bien auquel ils n’attachent que peu de valeur et qu’ils envisagent désormais comme une aubaine. Enfin l’éviction de la population locale s’accélère avec la hausse des prix du marché de l’immobilier (achat, location).

Les investissements étrangers et la requalification induite des espaces résidentiels encouragent l’existence d’une médina à deux vitesses, avec des îlots de richesse dans la poche de pauvreté que la médina représente toujours dans la ville.

Frictions et cohabitation dans une médina transformée

L’arrivée d’une population aisée et étrangère à la médina n’est pas une chose qui va de soi dans un territoire qui a cristallisé une forte identité collective et culturelle depuis le Protectorat. La présence de membres de la jet-set depuis les années 1960 s’inscrit dans la longue tradition de la « dérive résidentielle » (Barthes, 1972) du voyageur, mais ils étaient peu nombreux et restaient aux yeux des habitants des interlocuteurs insolites. L’installation de façon plus ou moins pérenne et en plus grand nombre d’étrangers-résidents et les passages plus répétés et continus des touristes engagent un nouveau rapport des habitants aux Occidentaux. La rapidité du phénomène sur moins de deux décennies a joué un rôle dans leur surreprésentation. La presse nationale a apporté aussi une plus grande visibilité à leur présence et à leurs actions. Les rumeurs plus diffuses font apparaître également les enjeux économiques et sociaux de cette implantation, alors que la cohabitation se révèle être parfois malaisée ou porteuse de tensions sociales.

La surreprésentation des étrangers

La presse a été un élément moteur de la surreprésentation des étrangers devant leur présence croissante, récente et inédite, et devant la création des maisons d’hôtes. L’Économiste [6] a longuement traité de la question des riad et de l’investissement des étrangers, alors que La Vie touristique [7] s’est attachée à traiter le thème de l’illégalité de nombreuses maisons d’hôtes et de l’application de la loi sur les résidences touristiques (loi 61-00). La couverture médiatique du phénomène des RMH répondait à une inquiétude des professionnels du tourisme, à l’absence d’une réponse politique et juridique à l’ouverture des nouveaux établissements et à des crispations de la population, surtout d’une élite, peu favorable à la récupération des biens immobiliers de la médina par les étrangers. Le dossier de L’Économiste « Razzia sur les riads », daté du 29 mars 2002, développe ces différents thèmes. Il expose également les transformations effectuées par les étrangers dans les anciennes maisons aux dépens de la population locale : agrandissement, reconstruction, surélévation et empiétement, terrasses aménagées. L’enquête souligne la rapidité du processus et ses conséquences immédiates : « Face à cet engouement, autochtones et autorités locales semblent être pris de court. Pour les premiers, les ruelles des vieilles médinas ont tout simplement été envahies et, pour les seconds, aucun moyen de contrôle n’est possible, puisqu’il n’existe pas, à ce jour, de réglementation pour ce type d’établissement. C’est donc le règne de l’“anarchie”, comme le soulignent certains professionnels. » Une cabale plus virulente a été menée dans d’autres journaux marocains, notamment L’Opinion, reflétant les colères des professionnels du secteur du tourisme et de la restauration, mis en concurrence par des maisons d’hôtes non déclarées. Les articles se font aussi l’écho de réactions identitaires exacerbées qui ne traduisent que partiellement et de façon excessive les postures des habitants de la médina et de la société marocaine, face à un processus venu de l’étranger. Le nombre et l’impact de ces étrangers sont amplifiés par l’emploi de superlatifs (invasion, razzia, colonisation). Cependant, comme le souligne de façon pragmatique et dépassionnée l’historien M. El Faïz, « il s’agit là aussi de ne pas exagérer le phénomène des “maisons d’hôtes” à Marrakech. Car, que peuvent bien représenter les 500 ou 600 maisons sur les 30 000 habitations qui constituent le tissu traditionnel de la médina ? Une quantité négligeable qui paraît encore moins significative lorsqu’on la compare au nombre global de la population (250 000 habitants) » (El Faïz, 2004). L’ensemble des étrangers présents par leur résidence ou leur activité en médina de Marrakech ne dépasse pas 2000 individus. D’après le dernier recensement de 2004, le nombre des habitants étrangers résidant serait inférieur à 0,3 %. L’Opinion, dans un article farouchement hostile, daté du 17 octobre 2001, évoque des pourcentages d’occupation de derb à la hauteur de 60% par les étrangers, ce qui reste un phénomène très rare, ponctuel et très localisé dans les plus petits derb de certains quartiers. Dans le quartier Mouassine, un seul derb est occupé à 75% par des étrangers, le derb El Ouartani (qui comporte huit maisons) ; les autres ont un taux d’occupation inférieur à 25 %. La généralisation sciemment opérée de faits ponctuels dans la presse marocaine participe donc au phénomène de surreprésentation des étrangers dans la médina de Marrakech, objet de toutes les attentions, alors qu’Essaouira, de plus petite dimension, aurait pu susciter plus d’inquiétude : « On peut citer le phénomène que la médina de Marrakech est en train de vivre ; celui de l’envahissement de cette perle par de nouveaux habitants étrangers aux usages et coutumes du pays [...]. Certaines parties de la médina de Marrakech (ou certains derb) sont actuellement à 60% vendus par les autochtones et occupés par les étrangers. Ce qui a justifié le dire du reste des occupants marocains, se croisant avec des Anglais, des Italiens, des Français dans leurs quartiers. » La crainte de voir les plus belles demeures rachetées par les étrangers, leur responsabilité dans la transformation du tissu social et dans les écarts de richesse qu’ils entraînent, leur rôle comme employeurs d’une population autochtone voisine pourraient être des sujets de crainte plus probants ; ils sont pourtant le plus souvent occultés par les journaux nationaux devant cette surreprésentation quantitative des nouveaux occupants occidentaux. Cette position est révélatrice de la surprise de voir arriver en médina des étrangers aisés comme investisseurs, là où les Marocains les plus riches étaient partis pour la ville moderne et où les autres cherchent encore des stratégies de sorties. Ainsi, l’éditorial de la revue spécialisée Architecture du Maroc, dans un numéro consacré aux maisons rachetées en médina, pose-t-il cet étonnement en ces termes : « Mais que diable viennent-ils chercher ? Ont-ils compris quelque chose qui nous échappe à nous autres, enfants du pays ? Cette fièvre acheteuse à l’égard de la maison traditionnelle commence à faire figure de vrai phénomène. Devons-nous l’accepter comme inéluctable, faisant partie d’une mutation globale ? »(Architecture du Maroc, n°17, 2004).

Cet étranger est là où on ne l’attendait pas et la presse le fait savoir car ce phénomène intrigue et bouscule le rapport des Marocains à la Vieille Ville qu’ils considéraient comme surannée voire archaïque. Cette situation permet aussi d’insister sur la faiblesse des contacts de la population marocaine avec les étrangers en médina, hormis ceux instaurés de façon superficielle ou dans un but économique avec les touristes et les voyageurs. La forte proximité entre les individus dans les espaces résidentiels, la religiosité marquée des lieux, les urbanités spécifiques, une certaine crainte de ce qui est exogène à l’identité traditionnelle marocaine et la rare cohabitation pacifique avec les étrangers qui furent longtemps des envahisseurs constitueraient les bases de formes de crispation variées (craintes, boutades sur les nouveaux occupants, rares attitudes véhémentes ou violentes, récupération politique de mouvements conservateurs). Cependant il est évident que l’« insertion d’îlots de prospérité dans des quartiers à très faible niveau de vie »(El Faïz, 2004), détenus en majorité par des Occidentaux, est délicate dans des espaces urbains où la mixité sociale est devenue quasi inexistante depuis le départ de leurs notables. Ce dernier point est particulièrement probant lorsque ces nouveaux occupants (et les touristes) vivent cette installation de façon ostentatoire, eux qui deviennent surclassés dans leur nouvel environnement par le simple différentiel de niveau de vie.

L’Autre, cet habitant si différent : stigmatisation et attrait mêlés pour les étrangers

Il existe un décalage entre la perception des habitants de l’installation des étrangers dans leur cadre de vie et la réaction de la presse qui place les rumeurs et les craintes en postulat. La réaction des habitants est beaucoup plus mitigée. Les peurs et les interrogations sont limitées par une réelle sympathie pour ces nouveaux occupants qui améliorent l’environnement local et offrent parfois des emplois pour des habitants du quartier. La deuxième revue marocaine spécialisée en architecture Labyrinthe a consacré un numéro spécial à la ville de Marrakech intitulé Marrakech, un nouveau souffle. L’article « Les riads, une mode en marche de la jet-set » reprend des idées qui cantonnent les nouveaux habitants à la jet-set et à ses pratiques mondaines :

Les nouveaux colons de la médina (qui) vivent comme des émirs... Certains propriétaires viennent à Marrakech pour se rapprocher du cercle doré de la jet-set qui leur est inaccessible à Paris. Certains, pour assouvir leurs fantasmes, espèrent remporter le « jack-pot » à Marrakech et amorcer la vie de seigneur [...]. Les occupants s’intéressent rarement à leurs voisins et sortent très peu de leurs demeures sauf pour faire une partie de golf ou pour une virée au Comptoir, « bar branché » de la ville. Ils organisent des soirées des mille et une nuits et des fêtes somptueuses pour réaliser leurs rêves et vanter leurs biens : à qui les meilleures demeures, la meilleure décoration, la meilleure cuisine. L’on pourrait se demander si cette richesse clinquante et ce faste au milieu d’une pauvreté criarde ne conduiraient pas à une rupture du dialogue et à un choc culturel ? Plusieurs riads se trouvant dans des rues boueuses, abritant mendiants, éclopés, enfants des rues, vendeurs de tripes (Labyrinthe, n° 7, 2003).

Ces écrits souvent caricaturaux et sans réelle investigation témoignent de la crainte d’une cohabitation rendue difficile entre les étrangers et les Marocains pauvres de la médina. Au regard des nombreuses enquêtes menées sur le terrain et auprès des investisseurs étrangers, une grande majorité n’affiche pas ostensiblement sa richesse, beaucoup n’en ayant pas, même s’ils vivent très confortablement au Maroc et peuvent avoir du personnel à leur service, au même titre que les populations marocaines aisées installées en ville nouvelle. S’ils décident pour beaucoup de demeurer dans leurs maisons, ce qui semble assez logique puisque c’est l’objet de leur investissement, ils ne sont pas fermés à la vie quotidienne de la médina. L’exposé le plus virulent est encore celui du journal L’Opinion du 17 octobre 2001. Il confirme la difficulté du rapport à autrui dans cet espace élevé au rang de territoire identitaire par ceux qui n’y vivent pas et l’utilisation de cette crainte par une presse avide de faits divers (qui sont cependant loin d’être ordinaires) et de propos moralisateurs :

La présence des étrangers dans le tissu social de la médina n’est pas une chose normale. Elle n’est pas perçue et vécue comme telle par la population des derb de Marrakech. Un étranger qui se bouscule avec le petit peuple, et qui veut aussi marchander pour acheter ses légumes à l’unité (2 tomates, 3 patates, etc.) au marchand du coin du quartier, attire tout de suite les regards sur lui, sans oublier que la plupart de ces nouveaux intrus apportent leurs propres façons de vivre et de se comporter en société. Beaucoup arrivent avec leurs vices et empoisonnent l’atmosphère sociale avec toutes sortes de comportements malsains, dont leur tendance à l’homosexualité et à la pédophilie, pour ne citer que ces deux... La pauvreté et l’ignorance aidant dans la médina, on peut deviner les conséquences néfastes et dangereuses de tels intrus à la médina (L’Opinion, 17 octobre 2001).

Au-delà des préjugés sur l’étranger et ses moeurs, c’est sa présence qui est remise en cause, puisqu’elle est perçue comme anormale dans le tissu social de la médina. Cet article montre la xénophobie quotidienne et couramment exprimée, ainsi qu’une stigmatisation de l’Autre en réponse à un tourisme sexuel très répandu à Marrakech. À l’échelle du voisinage, la crainte est généralement vite dissipée par les relations entre anciens et nouveaux occupants. Ces relations sont souvent modestes, mais courtoises. L’enquête de R. Saigh Bousta permet de nuancer très fortement et avec finesse les propos des journalistes. La population mitoyenne des RMH exprime des réticences, quelques nuisances, tout en mettant en avant les échanges fructueux que procurent l’installation des étrangers et la circulation des touristes des maisons d’hôtes. On peut estimer que cette enquête est assez représentative de la perception, de la réaction et des attentes des habitants auprès des nouveaux installés. 80% des enquêtés s’estiment satisfaits de leur voisinage et 70% se disent également satisfaits à l’égard du voisinage des RMH même si 65% estiment que ce mode d’hébergement ne doit pas se multiplier. 15% d’entre eux sont allés rencontrer les propriétaires de RMH pour une plainte ou une remarque concernant les touristes fréquentant les RMH (de rares plaintes pour tapage nocturne, problèmes vestimentaires). Dans l’ensemble, ils apprécient le voisinage des RMH, tranquille, respectueux des traditions, par exemple en prenant la peine de protéger leur terrasse. En revanche, les habitants sont réticents à l’égard de la tenue vestimentaire de certains touristes et dénoncent le tourisme sexuel. Le fait que la maison d’hôtes ne soit pas un hôtel lui confère, auprès de la population, une opacité qui facilite les rumeurs sur ces modes d’occupation, extrapolées par des faits divers relatés par la presse. Les plus importantes réticences reposent sur l’influence que les étrangers pourraient jouer dans le renforcement du mode de vie occidental sur les jeunes et l’exaspération des conflits de génération au sein des familles liée à ces évolutions. Même si certains évoquent une nouvelle forme de colonialisme, un attrait inquiétant des jeunes pour la « modernité » et une résistance à la tradition, la majorité pense que les touristes des RMH sont des voisins de qualité « respectueux » et « polis » qui donneraient un bon exemple à leurs enfants. La proximité est aussi un moyen pour leurs enfants de découvrir une autre culture, une autre mentalité, un mode de vie différent. R. Saigh Bousta insiste sur le fait que l’Occidental est souvent élevé sur un piédestal. Il voit en son installation une valorisation du quartier et une reconnaissance de l’autochtone qui a le sentiment de vivre et de partager l’existence de l’Autre. L’installation d’étrangers et de touristes dans les médinas offre un cas d’école de l’imprégnation de la mondialisation et de ses impacts culturels et humains, en terme de flux et de pratiques, dans les pays du Sud et auprès de populations tiraillées par des transformations à l’échelle planétaire (multiplication du rapport à l’Autre, désir d’ouverture, repli identitaire, reconnaissance des patrimoines et des cultures locaux). Comme le souligne M. Berriane, « de façon générale, les premiers acquéreurs ont été accueillis à bras ouverts par les habitants de ces quartiers anciens : ils apportent des devises, du travail (gardiennage, travail ménager) et des consommateurs de biens et de services, et contribuent à la relance des activités artisanales » (Berriane, 2003). Les nouveaux propriétaires changent les rapports de voisinage. Soit parce que les voisins sont à leur service, soit parce que justement ils ne le sont pas. Ils instaurent une relation de dépendance puisque le différentiel des revenus influe sur les relations de voisinage. L’enquête de R. Saigh Bousta évalue à 52,5% des personnes interrogées le pourcentage des habitants ayant sollicité une aide personnelle auprès des patrons de maisons d’hôtes qu’ils ont pour voisins, et 25% pour une demande de collaboration pour améliorer l’état du quartier. La convivialité avec l’étranger se construit donc le plus souvent autour de la part d’adhésion du propriétaire aux attentes de ses voisins. Les frustrations ou les déceptions sont à la hauteur des attentes des habitants, face à des étrangers qui investissent beaucoup dans leur bien immobilier (travaux, achat de plusieurs maisons, employés). Les retombées sont considérées comme ponctuelles et limitées. « Dans l’esprit des voisins qui sont habitués au partage et à la solidarité, tout se passe comme si le propriétaire riche, de surcroît bénéficiaire d’un environnement qui est le leur, était ainsi investi d’un certain nombre de devoirs à l’égard de son voisinage. On estime qu’il doit contribuer à la création d’emplois, notamment pour les jeunes du quartier. Comme à l’accoutumée, il se doit d’aider les gens du quartier, surtout les plus démunis » (Saigh Bousta, 2004). Inversement, il existe aussi chez une partie des Européens en situation de surclassement une propension à imaginer pouvoir tout acheter. « L’Européen croit pouvoir tout acheter et l’habitant de la médina a le sentiment que celui-ci, après avoir acquis tout un quartier, prend sa population à son service » (Berriane, 2003). Force est de constater que certains Européens consomment la médina et son cadre de vie (y compris les habitants) comme des touristes, selon une fièvre acheteuse typique des courts séjours de loisir. Les travaux réalisés peuvent également exacerber les conflits lorsque les Occidentaux empiètent sur l’intimité du cadre de vie de leurs voisins, même si les conflits de voisinage les plus répandus sont institués entre voisins occidentaux. La promiscuité et surtout les aménagements des nouveaux propriétaires sont parfois contestés par les voisins qui voient leur environnement modifié, comme dans le cas d’une utilisation intensive de la terrasse parfois surélevée, offrant ainsi un regard direct dans les patios. Cet environnement peut être également fragilisé par des aménagements lourds et en matériaux très résistants. La destruction puis la reconstruction peuvent ébranler les bâtisses jointives traditionnellement faites en pisé. L’utilisation de béton alourdit le poids des constructions sur les murs porteurs des autres maisons. Les défauts d’étanchéité de certaines piscines sur les toits (interdites) engendrent des infiltrations dans des constructions mitoyennes plus vulnérables et inadaptées à ce type d’ouvrage. Nombreux sont les propriétaires qui ont surélevé ou reconstruit sans autorisation ou sans suivre les travaux inscrits dans le cadre de l’autorisation. Là encore, les failles de l’encadrement juridique entretiennent les conflits d’intérêts, d’usages et de pratiques des espaces de vie. Elles favorisent aussi les sentiments d’injustice et de rancoeur lorsque les habitants ont des différences de traitement en fonction de leur position sociale et de leur origine. Ces trois derniers points constituent la source d’une cohabitation parfois délicate, mais les malentendus relèvent plus généralement de l’influence de la presse, de la médiatisation de faits divers portés en exemples (pédophilie, prostitution) et de l’émergence d’une communauté homosexuelle discernable dans un environnement social méfiant à son égard.

La méconnaissance des pratiques sociales en médina chez certains étrangers peut être à la source de tensions et de critiques. Cependant, ces tensions soulèvent le plus souvent d’autres revendications face au dysfonctionnement du système socio-spatial (baisse de l’entraide entre voisins, pauvreté et chômage, occidentalisation des modes de vie, pertes des traditions) et à l’abandon des habitants anciens par les représentants politiques et étatiques locaux. Les nouveaux occupants parviennent à s’extraire des contraintes des lieux (emploi, dégradation du bâti) par leur niveau de vie plus élevé et l’attention bienveillante que les autorités marocaines portent sur eux (écoute, sécurité, laisser-faire). L’enquête de R. Saîgh Bousta montre que les habitants interrogés entretiennent des rapports de voisinage limités avec les propriétaires des RMH, mais ceux-ci sont cordiaux puisque 57% estiment leurs rapports bons à très bons, 32,5% moyens et 4% mauvais à très mauvais. De ce fait, les réticences sur les tenues vestimentaires des étrangers, les menaces à l’égard de la morale ou la crainte exprimée des dérives sexuelles, qui relèvent d’une vision globale de ce qui vient de l’étranger et de l’Occident, sont largement tempérées à l’échelle de la sphère privée et des relations de voisinage où la présence des étrangers est perçue comme positive, valorisante et enrichissante. Les touristes et résidents étrangers sont donc bien accueillis par une population locale qui a conscience de leur rôle dans la revalorisation des quartiers et l’entretien des ruelles (éclairage, nettoyage). Cependant, en l’absence d’une législation sur la protection du patrimoine privé et avec une mise en tourisme favorisée, la confiscation du patrimoine des médinas par les Occidentaux est une impression répandue.

Une médina pour autrui ?

La médina des touristes et des résidents étrangers

Le tourisme en médina repose sur une utilisation ludique de l’espace urbain et de son patrimoine. On peut évoquer ainsi une géographie différentielle de la mise en valeur de la médina qui dépend de l’attractivité des lieux, de leur capacité à recevoir les touristes et de la vitalité des acteurs du tourisme. Les secteurs pivots de la requalification en médina de Marrakech s’établissent selon les espaces de fréquentation les plus prisés et les plus accessibles. Les investisseurs et la municipalité agissent sur des paysages urbains revalorisés et embellis. À l’inverse, des espaces urbains de moins grande valeur touristique et patrimoniale sont marginalisés encore plus devant un refus des investisseurs étrangers de s’y installer et par un sous-équipement structurel. Il existe un gradient d’amélioration et de transformation de l’environnement de la médina en fonction des efforts de remise à niveau des infrastructures de base (voirie, éclairage, ramassage des ordures, sécurité renforcée par le déploiement des brigades touristiques) et en termes d’esthétique paysagère (mobilier urbain, fleurissement, entretien du bâti), même si certains travaux ont été généralisés à l’ensemble des quartiers, comme l’assainissement liquide ou l’éclairage public.

Un gradient s’établit comme suit : des espaces centraux commerciaux, touristiques, résidentiels et fréquentés, à caractère patrimonial, vers des espaces plus enclavés ou/et périphériques, moins fréquentés par les touristes et à caractère résidentiel. Ce gradient décroît du secteur de la place Jemaa el-Fna, des souks et des quartiers résidentiels proches (Mouassine, Laksour, Riad Zitoun puis Bab Doukkala et Ziat Lakhdar), vers les quartiers Est et Nord de la médina, moins fréquentés et résidentiels, encore sous-équipés et délaissés (Mellah, Bab Debbagh). L’environnement s’est aussi considérablement modifié autour de la Koutoubia et plus récemment autour de la place des ferblantiers (2003-2004). Marrakech a été la première ville à dépasser la tradition pour donner un nouvel aspect à sa médina. Le pavage a été refait parfois avec un surplus de néotraditionalisme, mais a incontestablement facilité le nettoyage des grandes artères passantes et des espaces vides de bâti de Jemaa el-Fna et de la Koutoubia. Le mobilier urbain a transformé le paysage : nouveaux abris de bus, bancs et kiosques en fer forgé vert, pergolas en bois et des poubelles de création moderne, produits de concours d’architecture (en métal ou en terre, reprenant les aspects de jarres traditionnelles montées sur des axes pivotants). De même, le fleurissement participe également de la volonté de valoriser le patrimoine bâti monumental notamment en renforçant la symbolique de la rose dans cette ville.

Ces réalisations néanmoins peuvent exprimer un mépris à l’égard de la nature du patrimoine et des activités de la médina en sabotant, dans un souci esthétique importé, les qualités premières de cet environnement. Les transformations des équipements d’éclairage et de revêtement de la voirie répondent à des critères esthétiques censés interpeller les touristes. Il peut néanmoins exister une inadéquation entre ce que les acteurs de l’aménagement urbain en médina perçoivent des attentes des touristes et les souhaits de ces mêmes touristes dans un pays où ils viennent chercher le dépaysement. En 2005, les vendeurs de jus d’oranges, de fruits secs et d’escargots sur la place Jemaa el-Fna ont troqué leurs anciennes charrettes pour des nouvelles structures toutes semblables, sur décision municipale. Ces étalages de couleurs vert et blanc imitent les calèches de la ville. Les restaurants de la place et les commerces environnants ont également des structures en dentelle de fer forgé, identiques. Outre la décoration superfétatoire et monocorde qu’ils amènent sur une place historiquement simple et bigarrée, ces aménagements commerciaux font pencher l’image de cette place vers un décor de carte postale, de type européen, proche de celui visible sur les places de Vienne ou de Cracovie.

Une revalorisation en fonction des besoins et des attentes (parfois supposées) des touristes (et des investisseurs) biaise le rapport de l’espace urbain à la population habitante. Les modes de valorisation tendent à satisfaire plus l’Autre, le visiteur ou le nouvel investisseur, que ceux qui pratiquent la médina pour y vivre. Néanmoins, les efforts engagés ont remis à niveau les infrastructures de base, même si, à une plus grande échelle, les disparités sont plus marquées. Ils permettent également de donner matière à une nouvelle perception de la médina, positive et valorisante, dont la réalité (disparités spatiales et microségrégation) est en définitive tronquée.

Rumeurs sur une médina en danger

La difficulté repose dans la pluralité des acteurs qui influent sur l’évolution des médinas et leur mode d’habiter, entre autres les habitants anciens qui confèrent, en priorité, un usage au patrimoine, alors que l’appropriation des lieux par les étrangers repose sur la dimension esthétique et patrimoniale. Le regard de l’Autre ne se limite pas à conférer de la valeur aux lieux, il peut aussi réaffecter, travestir parfois ou détourner, bref, donner un autre sens au lieu. L’accommodation des maisons traditionnelles par l’étranger est, dans ce cas, vécue doublement comme une intrusion. Leur arrivée comme habitants, et non plus comme touristes, transforme les rapports classiques dans lequel les étrangers étaient des hôtes. Ils se sédentarisent. Ensuite, les transformations qu’ils effectuent dans les maisons, dans les rapports sociaux, dans le sens donné aux lieux, s’opposent pour certains à la mémoire des lieux et aux modes de vie traditionnels. Ces oppositions soulignent les atteintes dont deviennent dépositaires les étrangers considérés comme des perturbateurs de l’ordre établi par les coutumes et l’histoire.


LES MAISONS D’HÔTES : DIFFUSION SPATIALE D’UN MODE D’INVESTISSEMENT PRIORITAIREMENT ÉTRANGER DANS LA MÉDINA DE MARRAKECH

L’arrivée des étrangers en médina est considérée comme une intrusion par l’opinion commune, même si les positions peuvent être en réalité plus mitigées à l’échelle des quartiers ou des derb, comme on a pu le montrer. Leur surreprésentation, l’invasion ou la colonisation supposées rendent compte des craintes d’une population marocaine qui désire garder une médina traditionnelle et authentique. Il faut souligner que cette médina idéalisée par les élites est déjà en contradiction avec l’évolution des centres anciens depuis plus de trente ans et l’arrivée des populations rurales, qu’elles accusent de l’avoir dénaturée. Le discours sur les étrangers n’est pas si différent puisqu’ils jouent, depuis plus d’une décennie, un rôle certain dans la nouvelle façon d’appréhender la médina et ses maisons : par exemple, une occidentalisation des pratiques avec l’utilisation des terrasses pour bronzer ou pour construire une piscine (loin d’être cependant un aménagement systématique). Le deuxième type de craintes vient des problèmes de moeurs et des modes de comportement, parmi lesquels sont dénoncés notamment le tourisme sexuel et la pédophilie, puis les tenues vestimentaires légères et irrespectueuses du mode de vie en médina. Le PJD (Parti de la justice et du développement), le parti des islamistes modérés arrivé deuxième aux élections législatives de septembre 2007, s’indigne ouvertement des dérives du tourisme avec des tendances moralisatrices reprises dans la presse. Mme Bassima Hakkaoui, député et membre du secrétariat général, évoque ainsi la position du parti : « C’est bien d’avoir des touristes mais ce n’est pas bien qu’ils apportent le sida ou transforment Marrakech en un lieu où s’exercent la pédophilie, le proxénétisme et la prostitution. Nous ne voulons pas devenir une autre Thaïlande » (Le Monde diplomatique, n° 641, août 2007). La difficulté réside principalement dans la confusion existante entre touristes et habitants étrangers, alors que les modes de vie occidentaux pénètrent en médina de façon spontanée et par la population locale. Il existe donc un fossé entre l’image de référence identitaire qu’offre la médina et concrètement la perméabilité de celle-ci aux modes et aux marchandises venues de l’Occident.

Les crispations tiennent ainsi de l’évolution du patrimoine au Maroc. La médina est un espace traditionnel qui a été chahuté par des transformations qui l’ont fragilisée. Il existe une opposition, maintenant ancienne, entre l’image et la représentation de la médina comme garante d’une identité culturelle nationale et sa réalité géographique. La sacralisation de sa structure, élevée en modèle, fige le patrimoine. Cette position est renforcée par un repli sur les valeurs locales et identitaires, pendant inversé de la mondialisation. Le rapport au patrimoine est cependant évolutif même si la question de sa réutilisation fonctionnelle pour le régénérer reste délicate, car elle est surtout initiée par les Occidentaux. Pourtant, cette réutilisation permet de dépasser une simple fonction muséale. Les réactions parfois vives sur la création des maisons d’hôtes, érigée par exemple en « dernier avatar orientaliste » (Chebbak, 2004), montrent le difficile détachement de sens des lieux nécessaire à une réappropriation du patrimoine pour qu’il reste vivant et occupé. Ce difficile détachement du patrimoine (tel qu’il a été envisagé par le passé) peut expliquer les oppositions actuelles à la réaffectation des maisons traditionnelles, essentiellement par des étrangers qui n’ont pas le même rapport aux lieux et au patrimoine. Accepter un certain détachement de sens ne signifie pas obligatoirement trahir la mémoire des lieux, et les Fassis qui ont transformé des anciennes maisons, parfois familiales, en hôtellerie de charme ou en maisons d’hôtes ne le vivent pas comme tel. Ils ne sont pas non plus montrés du doigt pour leurs actions. Ces projets sont assimilés à des nouveaux objets de valorisation et de promotion de la citadinité fassie. Comme l’analysait, dès 1974, A. Laroui, les positions de l’intelligentsia sur les tentations mêlées de l’Occident et de la tradition sont complexes. Le traditionalisme, comme modèle de comportement et de savoir-vivre, est réalisé par une élite qui se trouve dans une situation d’autodéfense et qui alors se reconvertit. On comprend donc pourquoi cette tradition apparaît souvent comme « une force irrésistible parce qu’elle (soude) toute la société en face de l’étranger, et en même temps très instable dès qu’une ouverture est offerte concrètement à l’élite qui la formule et la soutient » (Laroui, 1974). Ces inquiétudes des Marocains permettent d’étayer des revendications d’ordre identitaire, économique ou territorial. Les revendications sont les marqueurs d’une conscience patrimoniale, teintée parfois de patriotisme devant l’arrivée spontanée et inattendue d’étrangers venus vivre ou travailler dans les médinas. De même, les rumeurs sur la confiscation du patrimoine témoignent de la force de l’étonnement et des crispations, même si elles restent faiblement représentatives de la société marocaine. Elles sont cependant portées par la presse marocaine francophone, lue par les élites. Les journaux utilisent d’une certaine façon les réactions, les élans patriotiques et les regrets d’une population citadine qui refuse les changements apportés par les étrangers et le tourisme en médina alors que les familles avaient auparavant abandonné le centre ancien aux plus pauvres et aux ruraux avant qu’il ne soit réhabilité, pour une petite partie, par les Occidentaux.

Les rumeurs utilisent d’autres événements, d’autres situations historiques et géographiques fortement présentes dans la représentation du monde. Elles mettent en avant le caractère radical de l’implantation des étrangers où l’appropriation des maisons traditionnelles devient une confiscation des lieux voire, par extension, de la médina tout entière. Ces rumeurs, loin de faire l’unanimité parmi les habitants de la médina, et souvent lancées en boutades, sous-entendent là encore une conscience patrimoniale mise en marche où le patrimoine devient un territoire à défendre et à transmettre aux générations futures. Plusieurs rumeurs, rapportées lors de nos enquêtes par des habitants et des professionnels du patrimoine, nous ont permis de recenser les différentes formes que prennent les craintes exprimées. La confiscation est le thème le plus important. La plaisanterie acerbe sur l’instauration future d’un visa pour rentrer dans la médina renvoie autant à l’installation confirmée des étrangers, qu’à une situation d’inégalité de la circulation des hommes entre Européens libres de venir et les Marocains dont le départ est conditionné par les visas. La confiscation est également abordée avec l’idée, entendue à Essaouira et Marrakech, que, lorsque les étrangers auront acheté toutes les maisons, ils pourront fermer les remparts et limiter la circulation aux Marocains puisqu’ils en seront les uniques propriétaires. Les rumeurs renvoient donc à un deuxième thème récurrent, celui de l’occupation et donc de la domination. Elles portent les traces d’une histoire difficile avec les étrangers perçus historiquement comme des envahisseurs et porteurs d’une culture imposée. Certains vieux habitants nous ont confirmé leurs interrogations sur le bien-fondé d’une trop grande ouverture de la médina aux étrangers : « Le maréchal Lyautey avait interdit les Français en médina et les Marocains ont autorisé les Français en médina. » La médina devient aussi le théâtre d’une occupation, qui serait identique à celle des territoires palestiniens. Cette préoccupation est transposée à une réalité actuelle bien connue de la population par les différentes sources médiatiques dont ils sont des observateurs attentifs. Les rumeurs sont enfin réactivées par des attitudes ponctuelles d’étrangers se comportant comme des seigneurs et de gros investisseurs qui s’étendent parfois de façon démesurée par la force de l’argent dans des îlots d’habitation. Les rumeurs reposent sur une situation où les étrangers sont surreprésentés par rapport à leurs impacts sur le territoire. Elles témoignent aussi du fort attachement des Marocains aux villes traditionnelles, à leurs territoires et à leurs identités, même si l’option d’y vivre ou d’y revivre n’est pas envisagée par la plupart des Marocains.

Conclusion

Dépossession et conscience patrimoniale

Les Marrakchis, connus pour leurs boutades, ont fait circuler l’idée qu’« il faudrait bientôt un visa pour entrer dans la médina ». La plaisanterie rend compte des crispations sur la possession du patrimoine. Le poids visuel des étrangers dans le paysage des médinas diffère de la démographie réelle. Leur grande visibilité est due à la portée de leurs actions, à leur installation dans un temps très court, à leur médiatisation et enfin à leur poids dans l’espace public, car ils sont confondus avec les touristes. Cependant, le fait que les étrangers deviennent propriétaires de maisons traditionnelles transforme leur position car ils ne sont plus considérés comme des touristes mais comme des acteurs de la vie sociale et économique. Se pose alors, dans le débat courant, la question de leur légitimité à posséder une maison considérée comme un élément patrimonial et porteur d’une identité citadine spécifique des médinas.

Les réactions - parfois transformées en conflits d’usage ou patrimoniaux - sont en fait des conflits territoriaux. Elles montrent l’instrumentalisation du patrimoine par différents groupes pour étayer des revendications d’ordre identitaire, économique ou territorial. Les critiques se reportent pareillement sur ceux qui ont vendu leurs biens, ceux qui profitent des ventes ou les autorités qui n’agissent pas contre un phénomène considéré, a priori, comme anormal. Alors que les grandes familles marocaines qui avaient vendu leurs biens dans les dernières décennies pour acheter un logement en ville nouvelle adoptaient une position reconnue comme cohérente, ceux qui, désormais, le font parce qu’ils ont enfin l’opportunité de partir pour un logement plus confortable, grâce à la réévaluation de leurs biens en médina, sont actuellement montrés du doigt car ils mettent en péril le patrimoine national. Pour certains, cet investissement étranger s’inscrit dans un long processus de domination européenne sous couvert d’une fascination pour ce qui vient de l’Orient. Ainsi, le philosophe M. Chebbak donne une vision critique du modèle de la maison d’hôtes. « Les étrangers occidentaux réitèrent, tout en l’exploitant, cette fascination exclusive qu’une certaine clientèle étrangère exprime devant les sites patrimoniaux (riads, palais, casbahs) et les objets de décoration traditionnels (poufs, sofas, lits à baldaquin...). Ils conçoivent le lieu (sites et paysages) comme un contenant vide en attente d’êtres (les touristes) et de choses (objets de confort) venant l’occuper, comme s’il ne faisait que recycler ce vieux fantasme européen de la terra deserta qui s’est toujours distingué, dans l’histoire de la domination occidentale, par la surestimation du topos au détriment de l’anthropos » (Chebbak, 2004). C’est sans compter sur le choix des étrangers de venir s’y installer pour vivre pleinement et simplement en médina par amour pour les lieux et sans compter non plus sur l’installation ou le retour de couples mixtes, d’artistes et d’intellectuels marocains, d’investisseurs marocains, de ressortissants à l’étranger, de Marocains hébergés dans les maisons d’hôtes le temps d’un court séjour touristique...

Quels liens établir entre patrimoine privé et appartenance collective, patrimoine privé et patrimoine national, patrimoine national et patrimoine considéré comme universel ? En effet, dans quelle proportion les maisons traditionnelles sont-elles représentatives du patrimoine urbain national ? Face à cette dépossession, révélatrice du sentiment patrimonial, tout devient patrimoine et référence identitaire. Si on prend le cas de la Vieille Ville de Marrakech, la plus investie, on recense environ 2 800 riad dont seulement une centaine sont de grande valeur architecturale. Ces riad appartiennent rarement encore à de grandes familles marocaines, ils sont possédés par une élite internationale qui les a conservés consciencieusement en très grande majorité, ou ils sont habités de façon morcelée par une population pauvre et entassée. Le travail de R. Saigh Bousta tend finalement à montrer que, dans l’ensemble, l’action des propriétaires de RMH est globalement positive sur l’environnement en médina puisque, dans la question sur les avantages pour le quartier, 57% des enquêtés déclarent bénéficier d’une plus grande propreté, 47,5% de plus de calme, 27,5% de plus de sécurité et surtout 20% d’entre eux leur reconnaissent une responsabilité dans la sauvegarde du patrimoine (Saigh Bousta, 2004).

Pour finir, on peut relever de cette étude quelques constats qui montrent l’ambiguïté de la relation entre touristes et autochtones, entre patrimoine national et patrimoine universel, offert aux visiteurs et envisagé comme une ressource. La conscience patrimoniale a été accélérée par la présence et le regard des étrangers sur la médina, touristes, touristes-habitants puis résidents. La mise en patrimoine des lieux par la société civile est souvent conjointe à un sentiment de dépossession et de mise en danger du patrimoine parallèlement à sa mise en tourisme : les réactions parfois vives correspondent aussi à une prise de conscience du patrimoine par les petits-fils de la médina parce qu’il y a eu une rupture d’usage avec l’objet patrimonialisé. Enfin, le tourisme suppose également de recevoir l’Autre, cet étranger qu’il faut initier aux lieux et aux coutumes pour éviter qu’il ne détourne l’objet de son sens... Le tourisme donne de la valeur au lieu par sa reconnaissance autant qu’il peut le fragiliser par le détournement qu’il peut en faire pour satisfaire les visiteurs, au détriment parfois de ce qu’en attendent les habitants.

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Articles de L’Économiste

« Les chasseurs de riad s’activent à Marrakech » (29 mars 2001), « Marrakech : les riads, une mode à double tranchant » (30 mars 2001), « Marrakech : ruée des investisseurs dans l’ancienne médina » (16 avril 2001), « Ces maisons qui vendaient du rêve » (17 octobre 2001), « Razzia sur les riads, 90% sont détenus par des étrangers » (29 mars 2002), « Les riads ou maisons d’hôtes : nouvelle formule d’hébergement » (24 juillet 2002), « Marrakech, les riads veulent se mettre aux normes » (27 février 2003), « Marrakech : les autorités mettent de l’ordre dans les riads » (27 avril 2004), « Marrakech : 200 maisons d’hôtes illégales épinglées » (16 mars 2005).

Articles de La Vie touristique

« Les maisons d’hôtes en voie de régularisation » (31 décembre 2001), « Les maisons d’hôtes célèbrent leurs premières journées portes ouvertes » (3 juillet 2002), « Maisons d’hôtes à Marrakech, pour la transparence » (19 juillet 2002), « Essaouira : deux maisons d’hôtes interdites de recevoir leurs clients » (15 février 2003), « Deux affaires qui en disent long sur le blocage du tourisme » (30 avril 2003), « La fin des riads hors la loi » (15 avril 2004).

Autres articles

 DE GRAINCOURT M. et DUBOY A., « Riads, l’irrésistible attrait », Médina, Maroc, n° 9, p. 71-84.

 PLICHTA M., « Marrakech, ruée sur les riads », Le Monde, 14 novembre 2002, p. 28-29.

 SIMON A., « Marrakech, ville ouverte », Le Monde, 29 janvier 2005.

 TATU N., « Marrakech, les mille et une nuits de la jet-set », Le Nouvel Observateur, 26 avril-2 mai, 2001, n° 1903.

 TATU N., « Essaouira, le chant des alizés », Le Nouvel Observateur, 26 avril-2 mai, 2001, n° 1903.

 TATU N., « La vie de riad », Le Nouvel Observateur, 26 avril-2 mai, 2001, n° 1903.


[1Medina signifie en langue arabe « la ville ». Elle est devenue la ville arabe par opposition à la ville européenne à l’époque coloniale au Maghreb.

[2Cette croissance répond aux objectifs de l’État d’élargir l’offre touristique afin d’atteindre 10 millions de touristes annuels à l’horizon 2010.

[3D’anciens palais avec des patios végétalisés ou des jardins (riad) et de plus simples maisons à cour fermée (dar).

[4Les informations proviennent des enquêtes personnelles réalisées sur le terrain depuis 2003 dans le cadre d’une thèse soutenue à la Sorbonne en décembre 2006, d’une revue de presse de journaux marocains et français tenue depuis 2000 et d’une enquête réalisée par R. Saigh Bousta sur l’impact des maisons d’hôtes sur leur voisinage (Saigh Bousta, 2004).

[5L’Économiste, enquête de J.-P. Tagornet, le 30 mars 2001.

[6Articles généraux de L’Économiste traitant du sujet en bibliographie. Cet hebdomadaire est l’un des journaux les plus lus avec La Vie économique.

[7Articles généraux de La Vie touristique traitant du sujet en bibliographie.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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